«Nuclear Silk Road»: comment la Chine exporte sa technologie nucléaire le long de sa nouvelle route de la soie

En octobre 2023, le chef de l’État et du parti communiste chinois Xi Jinping a célébré le 10e anniversaire de l’initiative «la Ceinture et la Route». À l’origine, ce programme de développement visait à relier l’Asie à l’Afrique et à l’Europe par des liaisons terrestres et maritimes afin notamment d’accroître les échanges commerciaux et de stimuler la croissance économique. Il est aujourd’hui bien plus que cela. Notamment en ce qui concerne l’énergie nucléaire.

11 janv. 2024
Vizepremier des chinesischen Staatsrats Ding Xuexiang
Lors du sommet «la Ceinture et la Route» 2023, qui a été ouvert par un discours en vidéo du vice-premier ministre du Conseil d’État chinois Ding Xuexiang, les plus de 6000 participants ont passé en revue l’évolution de l’initiative depuis 2013 avant de se pencher sur les opportunités d’investissement, d’affaires et de commerce qui s’ouvrent pour la prochaine période.
Source: Gouvernement de Hong-kong

Avec l’initiative «la Ceinture et la Route» (en anglais: «Belt and Road», BRI) annoncée le 7 septembre 2013 par Xi Jinping dans un discours tenu à Astana (capitale du Kazakhstan), la Chine affirme sa volonté de renforcer significativement ses investissements dans des projets d’infrastructures pour soutenir le développement économique des pays situés le long de la route de la soie. Sur le plan conceptuel, Xi Jinping établit un parallèle entre ce projet et l’ancienne route de la soie, qui reliait à l’époque l’Europe à la Chine par tout un réseau de pistes caravanières, comme l’a décrit l’explorateur Marco Polo dans ses livres. Le but de la nouvelle route de la soie est d’ouvrir de nouveaux débouchés pour les produits chinois et d’assurer des commandes aux entreprises chinoises. Le Pakistan et le Kazakhstan en sont considérés comme des pays clés.

Cette initiative présente de multiples facettes: outre des projets d’infrastructure classiques tels que les voies ferrées ou les ports, elle comporte depuis 2015 un volet numérique, la «Digital Silk Road», dans le cadre duquel des projets de coopération en matière d’intelligence artificielle ou de commerce électronique sont financés. Et actuellement, près des deux tiers des fonds alloués à la nouvelle route de la soie sont consacrés à des projets énergétiques: à côté de pipelines, d’installations d’extraction et de transport de gaz ainsi que d’installations dans le domaine des énergies renouvelables, la Chine met de plus en plus l’accent sur l’énergie nucléaire.

Une route de la soie plus verte est automatiquement synonyme d’énergie nucléaire
Dans un discours prononcé en 2017 à l’occasion du forum «la Ceinture et la Route» organisé chaque année par le président chinois, le secrétaire général des Nations unies António Guterres a demandé que la nouvelle route de la soie devienne de toute urgence plus verte et plus durable. Pour répondre à cette exigence, les activités de la Chine le long de la route de la soie se sont alors progressivement orientées vers la production d’électricité respectueuse du climat et donc vers l’énergie nucléaire. Afin de mieux faire connaître les possibilités de coopération en la matière, un sommet international a été organisé à Pékin en avril 2019 en marge du «China's Nuclear Energy Sustainability Forum». Le président de China National Nuclear Corporation (CNNC), Yu Jianfeng, y a prononcé un discours d’ouverture soulignant l’importance des coopérations en matière d’énergie nucléaire dans le cadre de la nouvelle route de la soie. À cette occasion, Chashma 3 et 4, deux tranches de conception chinoise mises en service au Pakistan en 2016 et 2017, ont été présentées comme des réalisations exemplaires.

Generalsekretär António Guterres
Le secrétaire général António Guterres s’exprime sur la coopération internationale lors du forum sur l’initiative «la Ceinture et la Route».
Source: UN Photo / Zhao Yun

Beaucoup d’éléments restent flous
Il convient de mentionner ici que les autorités chinoises n’ont jamais fait savoir explicitement dans quelle mesure elles considèrent l’énergie nucléaire comme faisant partie intégrante de la nouvelle route de la soie. Mais si l’on analyse les nombreux discours prononcés par des hommes politiques chinois et les documents stratégiques publiés, il est évident que le nucléaire est considéré comme un pilier de l’initiative «la Ceinture et la Route». Ainsi, le service de presse du Conseil d’État chinois a publié en octobre 2023 un livre blanc, peu remarqué en Occident, sur le développement futur de la nouvelle route de la soie. L’énergie nucléaire y est mentionnée en bonne place au titre des coopérations industrielles envisagées. Ce qui est intéressant, c’est que le développement de l’énergie nucléaire dans les pays partenaires est abordé selon une approche globale. La Chine a ainsi mis en place un programme de bourses spécifique (Atomic Energy Scholarship of China) pour former les futurs ingénieurs nucléaires des pays dans lesquels il est prévu de construire des installations nucléaires de conception chinoise. Chaque année, plus de 200 étudiants en master et en doctorat bénéficient de subventions octroyées au titre de ce programme.

Pour illustrer le rôle de l’énergie nucléaire dans le cadre de la nouvelle route de la soie, les quelques paragraphes ci-dessous présentent un certain nombre d’installations en projet, en construction ou en exploitation caractérisées par la forte implication de la Chine.

La centrale nucléaire de Chashma au Pakistan
Le 21 novembre 2017, la Pakistan Atomic Energy Commission (PAEC) et CNNC ont signé un accord de coopération pour la construction de Chasma 5, un réacteur HPR1000 de conception chinoise (plus connu sous le nom de Hualong One) sur le site de Chashma. Les travaux préparatoires de la construction ont débuté en juillet 2023. Les autres tranches déjà construites sur le site sont elles aussi basées sur la technologie chinoise. Selon CNNC, ce projet marque la réussite de l’exportation du Hualong One, qui n’était jusqu’alors en service que dans quelques provinces chinoises. CNNC indique également avoir tiré parti du fait qu’ayant construit de nombreux Hualong One en Chine, elle est à même de dimensionner ce nouveau réacteur pour l’étranger très rapidement et très efficacement. Elle possède ainsi un avantage important sur ses concurrents européens ou américains, qu’elle a d’ailleurs battus lors des appels d’offres lancés par les pays en question.

Le projet Igneada en Turquie
En 2018, lors d’une conférence sur l’énergie organisée par les pays partenaires de l’initiative «la Ceinture et la Route», le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a fait part de sa volonté de coordonner les efforts de la Turquie en matière d’énergie avec la nouvelle route de la soie. La coopération sino-turque dans le domaine nucléaire a été soulignée à cette occasion. En octobre 2015 déjà, le ministre turc de l’Énergie et des Ressources naturelles de l’époque avait annoncé son intention de construire une troisième centrale nucléaire sur le site d’Igneada, dans la province de Kirklareli. Parmi les fournisseurs en lice, le favori actuel est la State Nuclear Power Technology Corporation chinoise, qui propose quatre tranches du type indigène CAP1400 pour un prix de 20 milliards d’euros. Le choix définitif de la technologie n’a pas encore eu lieu.

Ouzbékistan: les ambitions chinoises se heurtent aux intérêts russes
Pour finir, il convient d’évoquer un exemple où la Chine n’a pas pu réaliser ses ambitions. En juillet 2019, le ministre ouzbek de l’Énergie Alischer Sultanov a annoncé l’intention de son pays de construire deux réacteurs supplémentaires au bord du lac Touzkan, sur un site pouvant accueillir un total de quatre tranches. Le ministre chinois des Affaires étrangères s’est donc rendu en juin 2022 à Tachkent, la capitale de l’Ouzbékistan, pour signer un protocole d’accord sur la coopération nucléaire dans le domaine civil. La Chine espérait pouvoir construire de nouveaux réacteurs en Asie centrale, au cœur même de la nouvelle route de la soie, et étendre ainsi considérablement le volet nucléaire de cette dernière. Mais à peine un mois plus tard, l’Ouzbékistan a conclu un vaste protocole d’accord avec l’entreprise russe Rosenergoatom, déjà retenue pour la construction des deux autres tranches en projet au bord du lac Tuzkan. Les Ouzbeks n’ont jamais explicitement dévoilé les facteurs ayant fait pencher la balance en faveur des réacteurs russes. Mais à l’évidence, la Chine a du mal à faire valoir ses intérêts dans les pays de l’ex-Union soviétique, fussent-ils situés sur la nouvelle route de la soie.

L’auteur remercie Henrique Schneider pour sa précieuse contribution à la rédaction de cet article.

Commentaire: les implications géopolitiques de la «Nuclear Silk Road» et ses opportunités pour la Suisse

Lukas Aebi

Les pays qui optent pour des réacteurs de conception chinoise nouent pour longtemps des liens assez étroits avec l’Empire du Milieu. L’exportation de tels réacteurs contribue en outre à ce que la Chine soit aujourd’hui, et de loin, le pays qui construit le plus de centrales nucléaires au monde. Il faut donc s’attendre à ce que les réacteurs chinois deviennent de plus en plus un standard dans la réglementation de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Les exportations nucléaires le long de la nouvelle route de la soie accéléreront sans nul doute cette évolution.

Malgré l’interdiction qui pèse sur la construction de nouvelles installations, le volet nucléaire de la route de la soie offre un certain nombre d’opportunités pour la Suisse. Dans le contexte du changement climatique, il correspond aux priorités helvétiques en matière de protection du climat, car les solutions de rechange disponibles dans les pays concernés seraient très certainement plus fortement émettrices de carbone. Par ailleurs, le programme chinois de bourses dans le domaine nucléaire offre à la Suisse des possibilités de coopération. Comme notre pays dispose d’excellents centres de formation et de recherche en ingénierie, une coopération approfondie pourrait s’avérer très profitable pour les deux parties. La Suisse pourrait contribuer assez facilement à la sûreté du volet nucléaire de la route de la soie si de jeunes ingénieurs des pays concernés étaient formés au génie nucléaire dans ses universités.

Auteur

Lukas Aebi, Secrétaire général Forum nucléaire suisse

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