Balance de précision pour noyaux atomiques

Ce qui n’existe plus depuis longtemps sur la carte du globe, les physiciens pensent l’avoir trouvé dans le système de classification périodique des éléments, à savoir une île inexplorée. Des chercheurs ont en effet étendu le tableau périodique avec la réalisation en laboratoire d’éléments super-lourds, donc des éléments plus lourds que l’uranium. Mais plus les noyaux des nouvelles matières créées sont lourds, plus ils se désintègrent rapidement, souvent en quelques millisecondes. Les physiciens veulent toutefois aller un peu plus loin sur la mer de l’instabilité. Ils sont en effet persuadés qu’il existe des noyaux plus lourds que ceux déjà réalisés et néanmoins stables. Mais dans cette recherche de l’île de la stabilité, ils doivent errer en aveugles, car ils ne savent pas quelles combinaisons de nombres de protons et de neutrons permettent l’obtention de noyaux stables. Une collaboration internationale dirigée par le GSI Helmholtzzentrum für Schwerionenforschung GmbH (GSI) (Centre Helmholtz pour la recherche sur les ions lourds) de Darmstadt vient de poser un panneau indicateur dans la brume. Une balance de précision pour noyaux super-lourds permet en effet de limiter la zone de recherche.

24 mars 2010
Une balance pour atomes lourds: La balance Shiptrap freine des atomes de nobelium créés artificiellement et les force à intégrer le circuit d’un piège de Penning sous l’action de champs électriques et magnétiques. Michael Block, chef de projet, vérifie les tensions aux électrodes du piège. Un aimant supraconducteur du tambour blanc crée le champ magnétique nécessaire.
Une balance pour atomes lourds: La balance Shiptrap freine des atomes de nobelium créés artificiellement et les force à intégrer le circuit d’un piège de Penning sous l’action de champs électriques et magnétiques. Michael Block, chef de projet, vérifie les tensions aux électrodes du piège. Un aimant supraconducteur du tambour blanc crée le champ magnétique nécessaire.
Source: Gabi Otto / GSI Darmstadt

«Si nous trouvons cet îlot de stabilité, nous en apprendrons beaucoup sur l’existence des forces agissant au sein des noyaux des atomes, donc sur ce qui assure la cohésion du monde dans son noyau le plus profond» explique Klaus Blaum, directeur de l’Institut Max Planck pour la physique nucléaire de Heidelberg, qui a mis la nouvelle méthode au point avec des chercheurs du GSI et de plusieurs universités allemandes. Grâce à ce savoir, on pourrait mieux comprendre comment les éléments lourds jusqu’à l’uranium ont été formés dans les étoiles. «La mesure précise de la masse des noyaux super-lourds est l’une des boussoles permettant la recherche de l’île de la stabilité», poursuit Klaus Blaum.

Les physiciens nucléaires aimeraient donc savoir combien de noyaux atomiques super-lourds il faut déposer sur le plateau de la balance, car cela leur permettra de connaître l’intensité des liens entre les éléments constitutifs du noyau que sont les neutrons et les protons. En effet la masse du noyau n’est pas simplement égale à la somme des masses de ses éléments constitutifs, car elle n’atteint pas la valeur de cette somme. Le déficit de masse correspond selon la formule d’Einstein E = mc2 à l’énergie de cohésion du noyau qu’il libère au moment de sa constitution. La stabilité et la masse sont donc étroitement liées.

«Plus la masse peut être définie avec précision, mieux c’est», indique Klaus Blaum. Il existe différentes théories de prédiction de la présence de l’île de stabilité pour différentes masses globales des noyaux et pour différentes combinaisons de nombres de neutrons et de protons. Les mêmes théories prédisent également les masses des noyaux atomiques super-lourds instables, créés de façon routinière en laboratoire. Les valeurs diffèrent d’une théorie à l’autre. «Maintenant que l’on est en mesure de peser avec une très grande précision, il devient possible d’évaluer les théories et de déterminer lesquelles sont fausses», poursuit Klaus Blaum. Cela permet notamment de cerner dans une certaine mesure la zone dans laquelle «l’île de stabilité» se situe selon toute probabilité.

Jusqu’à présent, les physiciens ne pouvaient peser les masses de noyaux atomiques super-lourds que de façon imprécise, en déterminant l’énergie libérée lors de la désintégration radioactive et les masses des produits de désintégration plus légers pesables. Par sommation des énergies, on aboutit ainsi à une énergie globale et donc à la masse du noyau initial. «Mais cette méthode reste très imprécise, car l’énergie qui se cache par exemple sous la forme d’énergie d’excitation dans le noyau résiduel n’est pas prise en compte», déplore Klaus Blaum.

Shiptrap mesure très précisément les masses des noyaux des atomes

Une collaboration internationale sous la direction de Michael Block, chercheur au GSI de Darmstadt, vient de déterminer directement pour la première fois la masse d’un élément super-lourd. Sa balance de précision porte le nom de Shiptrap. Les chercheurs sont parvenus à mesurer la masse des noyaux de quelques isotopes du nobelium (élément 102) avec une précision dix fois meilleure que celle présentée par la méthode traditionnelle. En comparaison: pour peser une personne avec la même précision, la balance devrait afficher jusqu’au milligramme. Les chercheurs ont ralenti dans une cellule de gaz, puis recueilli au moyen d’un piège de Penning des atomes (ions) de nobelium générés dans l’accélérateur de particules du GSI par bombardement d’une feuille de plomb avec des ions calcium et recrachés à la vitesse de quelques milliers de kilomètres par seconde.

Ce piège force les ions de nobelium à intégrer une trajectoire hélicoïdale sous l’action de champs de forces électriques et magnétiques, trajectoire circulaire qui se referme alors sur elle-même comme un serpent qui se mord la queue. Il en résulte donc deux fréquences pour le mouvement circulaire d’un ion sur sa trajectoire: une pour le mouvement hélicoïdal et une pour le déplacement circulaire dans le tore constitué par le mouvement hélicoïdal. La somme des deux fréquences de ces mouvements circulaires superposés est en relation simple avec la masse du noyau atomique. Cette somme des fréquences est déterminée par les scientifiques en injectant dans le piège de Penning un rayonnement électromagnétique de fréquence appropriée. Lorsque la fréquence du rayonnement correspond à la somme des fréquences, l’ion acquiert de l’énergie cinétique et vient frapper plus rapidement le détecteur de mise en évidence lors de son éjection du piège. Ce détecteur établit une distinction entre les noyaux rapides et les plus lents, ce qui permet de déterminer la somme des fréquences et donc la masse.

Le piège de Penning de l’expérimentation Shiptrap: Par un champ magnétique appliqué parallèlement au tube, les ions injectés se voient forcés à suivre une trajectoire hélicoïdale dont la fréquence permet de déterminer la masse.
Le piège de Penning de l’expérimentation Shiptrap: Par un champ magnétique appliqué parallèlement au tube, les ions injectés se voient forcés à suivre une trajectoire hélicoïdale dont la fréquence permet de déterminer la masse.
Source: Gabi Otto / GSI Darmstadt

Cette méthode ne convenait jusqu’à présent pas aux éléments super-lourds créés artificiellement en laboratoire. Elle nécessite en effet de disposer de quelque 100 noyaux en quelques secondes de l’élément à peser pour obtenir une précision suffisante. Les accélérateurs de particules peuvent certes produire un ion nobelium par seconde, ce qui suffit en principe. Mais la plupart de ces noyaux se sont jusqu’à présent perdus lors de leur ralentissement en adhérant aux parois de la cellule.

La technique de ralentissement a cependant été améliorée ces dernières années, ce qui permet de recueillir environ 2% des noyaux dans le piège de Penning. Pour ce faire, les chercheurs ont utilisé une cellule de gaz remplie d’hélium gaz. Les atomes d’hélium ne cèdent en effet pas leurs électrons aux ions nobelium, ce qui permet à ces derniers de conserver leur charge électrique. Des électrodes disposées en anneaux génèrent de plus un champ de forces électrique éloignant les ions des parois de la cellule de gaz. Ces astuces permettent d’injecter près de cent à trois cents ions nobelium en quelques secondes dans le piège de Penning pour réaliser une mesure de très haute précision.

La balance de précision pour éléments super-lourds présente un autre domaine d’application potentiel de taille. C’est en effet grâce à elle qu’il est seulement devenu possible de mettre en évidence des éléments super-lourds de l’île de stabilité, même si ceux-ci ne sont créés qu’en laboratoire. «Jusqu’à présent, les éléments super-lourds étaient mis indirectement en évidence par leur désintégration radioactive», explique Klaus Blaum. Mais des noyaux stables ne se désintègrent pas ou que très lentement. Ce qui rend difficile leur mise en évidence par leur désintégration radioactive. La pesée de ces éléments lourds constituerait une mise en évidence directe appropriée. Mais la version actuelle de la balance de précision ne le permet pas encore. Car plus les noyaux sont lourds, plus ils se raréfient dans l’accélérateur de particules. L’élément Copernicium (de numéro 112), récemment baptisé ainsi par le GSI, n’est produit par un accélérateur de particules qu’au rythme d’un exemplaire par semaine.

La carte montre les noyaux atomiques connus entre l’uranium et l’élément 118 (en gris). Un travail de collaboration vient de déterminer de façon extrêmement précise les masses de trois isotopes du nobelium (bleu foncé). Les noyaux qui se situent en leur compagnie dans une chaîne de désintégration radioactive sont représentés en bleu clair.
La carte montre les noyaux atomiques connus entre l’uranium et l’élément 118 (en gris). Un travail de collaboration vient de déterminer de façon extrêmement précise les masses de trois isotopes du nobelium (bleu foncé). Les noyaux qui se situent en leur compagnie dans une chaîne de désintégration radioactive sont représentés en bleu clair.
Source: GSI Darmstadt

Besoins de recherches supplémentaires

Actuellement, des chercheurs de l’Institut Max Planck pour la physique nucléaire réunis autour de Klaus Blaum travaillent à deux innovations pour permettre la pesée d’atomes encore plus rarement créés que le nobelium. Ils développent tout d’abord en collaboration avec des collègues de Munich une cellule de gaz dite cryogénique, destinée à fonctionner par moins 200 degrés Celsius. L’hélium est certes encore liquide à cette température. Mais la vapeur d’eau, toujours présente et neutralisant électriquement de nombreux ions nobelium, ne permet pas de les retenir dans le piège de Penning, y gèle et devient dès lors inoffensive. «La nouvelle cellule de gaz a permis de rendre un bien plus grand nombre d’ions disponibles pour la mesure que la cellule actuelle», confirme Klaus Blaum. Elle doit être utilisée dès cette année pour la pesée d’autres noyaux.

La seconde innovation est une version développée du système de mise en évidence des ions dans le piège de Penning, capable de réussir la pesée de précision d’un seul atome de la substance à peser. Avec cette méthode, l’ion ne doit pas être éjecté du piège de Penning pour en mesurer la fréquence, les ions n’étant ainsi pas «consommés». La fréquence est plus souvent déterminée par mesure du très faible courant émis lors du mouvement de l’ion sur sa trajectoire circulaire. «Ceci permettrait aussi la pesée d’ions super-lourds qui ne sont produits qu’au rythme de plusieurs heures voire de plusieurs jours», explique Klaus Blaum qui espère que cette balance sera disponible dans quelques années.

Malgré les progrès actuels et les développements très prometteurs de la balance à atomes, Klaus Blaum ne se hasarde à aucun pronostic sur la date à laquelle l’île de stabilité sera atteinte. Les marins à qui l’on doit les découvertes des siècles passés n’étaient pas mieux lotis. Ce qui ne les a pas empêchés de compléter voyage après voyage la carte du monde.

Michael Block et al.: «Direct mass measurements above uranium bridge the gap to the island of stability», Nature, 463, pages 785–788, 11 février 2010, DOI:10.1038/nature08774

Source

M.A. selon un comuniqué de presse de la Max-Planck-Gesellschaft du 10 février 2010

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