30 ans dans la salle de commande

La centrale nucléaire de Leibstadt fête cette année ses 30 ans d’exploitation. Willi Rey était déjà présent lors de sa mise en service. Dans cette interview, il revient sur la construction de la centrale et sur une carrière marquée par de nombreux temps forts. Willi Rey a pris une retraite bien méritée à la fin mars 2014, quelques semaines après un anniversaire particulièrement significatif sur le plan personnel.

27 mai 2014
Travailler dans la salle de commande: Willi Rey vers 1984, au début de sa carrière…
Travailler dans la salle de commande: Willi Rey vers 1984, au début de sa carrière…
Source: KKL

Qu’est-ce qui vous a incité à chercher un emploi dans le nucléaire en 1979?
Avant d’entrer à la centrale nucléaire de Leibstadt (KKL), j’ai travaillé cinq ans dans le service externe d’une entreprise. Je faisais du montage à l’étranger. Puis j’ai voulu fonder une famille et il m’a fallu choisir entre des déplacements constants et une existence plus stable. Je voulais que mon nouveau travail ait vraiment quelque chose de particulier afin de compenser l’abandon des voyages. J’ai fini par trouver un emploi qui réponde à cette exigence. Comme mon frère aîné travaillait dans le nucléaire, je me suis intéressé à cette branche. La KKL était alors en construction. Auparavant, j’avais déjà suivi avec intérêt la construction de la centrale nucléaire de Gösgen. Mais à l’époque je n’étais pas prêt à y postuler. Pendant la construction de Leibstadt, je me suis dit: «C’est une opportunité à saisir, va donc te présenter». De ce point de vue, la construction de Leibstadt est venue à point nommé.
A l’époque, j’étais déjà marié et nous attendions notre premier enfant. Alors que je me rendais à Bruxelles pour raisons professionnelles (je travaillais encore dans le montage), j’ai lu dans le «Tagesanzeiger» que la KKL recherchait des opérateurs de réacteurs. De retour à la maison, j’ai posé ma candidature. On m’a demandé d’aller me présenter et j’ai été pris. La construction de la KKL battait alors son plein. On venait de poser les fondations du bâtiment réacteur. La construction de la tour de refroidissement était un peu plus avancée.

Vous avez travaillé pour la KKL pendant cinq ans avant sa mise en service. Comment avez-vous vécu cette période?
Pendant cette période, nous n’avons pratiquement fait que nous former. Nous étions douze dans le premier groupe d’opérateurs de réacteur. Les premiers chefs de quart étaient là avant nous. Ils avaient notamment suivi une formation aux Etats-Unis. Nous autres opérateurs sommes allés directement à l’Institut fédéral de recherche en matière de réacteurs (EIR) – l’actuel PSI – où nous avons suivi des cours pendant près d’un an. Dès le départ, nous nous sommes tous très bien entendus. Nous sommes d’ailleurs encore amis aujourd’hui. Il n’y a pratiquement pas de fluctuation chez nous. Ainsi, sur les douze personnes qui ont suivi la formation de l’EIR, huit sont encore employées à la KKL, et chaque année nous faisons une sorte de réunion des anciens élèves. Cette cohésion et cette bonne entente nous ont certainement aidés à faire face aux retards survenus pendant la construction. Suite à différents rééquipements dus notamment aux enseignements tirés de l’accident de Three Mile Island, la construction de la KKL a duré environ deux ans de plus que prévu. Nous avons utilisé cette période pour peaufiner notre préparation dans la perspective de la mise en service. Nous nous sommes plongés dans la théorie et la documentation, avons vérifié les listes de contrôle et suivi de très près la progression des travaux. Cette proximité s’est révélée être un atout majeur: nous avons pu suivre le tracé de pratiquement chaque conduite et nous rendre à des endroits auxquels il est très difficile d’accéder aujourd’hui. Nous connaissons donc très précisément l’installation, et les visites effectuées durant la phase de construction nous ont par la suite aidés dans notre travail. L’entraînement sur simulateur suivi à Madrid a également constitué un volet important de notre formation. C’est là que nous avons acquis le bagage nécessaire au pilotage du réacteur. Avant la première divergence, nous avons bien entendu dû passer un examen pour obtenir notre licence d’opérateur et pouvoir ensuite travailler dans la salle de commande. Cet examen a également eu lieu à Madrid. Aujourd’hui, nous disposons de notre propre simulateur et n’avons plus besoin de former la relève en Espagne.

Comment s’est passée la mise en service de la KKL en 1984?
1984 a été une année à la fois très chargée et passionnante. Après dix ans de travaux, l’heure de la mise en route avait enfin sonné. Après l’obtention de l’autorisation d’exploitation le 17 février, le combustible a été chargé dans le réacteur, tandis que de nombreux tests étaient effectués en parallèle. J’ai eu la chance d’être le premier à pouvoir faire diverger le réacteur. C’était un hasard, car la première divergence était initialement prévue pour le quart suivant. Mais tous les tests étaient terminés et, en cet après-midi du 9 mars, nous étions prêts. C’est ainsi que j’en vins à être le premier opérateur à faire diverger le réacteur. Ce fut naturellement un moment exceptionnel que j’aime à me remémorer. Je suis également heureux d’avoir pu fêter le trentième anniversaire de cette première divergence avant mon départ à la retraite.

Et que s’est-il passé après la première divergence?
La période entre cette première divergence et le début de l’exploitation en puissance a été passionnante. Avant de délivrer pour la première fois du courant au réseau, nous avons effectué des tests de mise en service très complets. La centrale a encore une fois été examinée sous toutes les coutures. Rétrospectivement, on peut dire que nous avons eu dès le départ une installation très performante et très sûre.

Vous avez travaillé 30 ans dans la salle de commande. Comment vos tâches ont-elles évolué au fil du temps?
Il est assez inhabituel de faire aussi longtemps le même travail. Cela tient notamment au fait que l’on a acquis un très haut degré de spécialisation au travers de la formation suivie. Mais mon travail a toujours été très varié. Il a passablement évolué vers 1990, lorsque j’ai suivi ma formation de chef de quart. J’ai ensuite été chef de quart adjoint pendant dix ans avant d’être promu chef de quart. Ainsi, j’ai exercé toujours plus de responsabilités. La qualité de ma formation de base m’a beaucoup aidé. Et les cours de formation continue que j’ai suivis tout au long de ma carrière, de même que les nombreux défis qui se sont présentés, ont contribué à me faire évoluer non seulement sur le plan technique mais aussi sur le plan humain. Savoir qu’en tant que chef de quart, on est responsable avec son équipe de toute l’installation, c’est quelque chose. Les augmentations de puissance ainsi que les ajouts et transformations au sein de la centrale ont contribué à rendre le travail très intéressant, voire passionnant. En outre, j’ai noué de nombreuses amitiés. Je garderai toujours un bon souvenir de ces 35 ans et de tout ce que j’ai vécu pendant cette période.

Comment la salle de commande elle-même a-t-elle évolué?
En fait, seuls le mobilier, la couleur des murs et l’éclairage ont changé; ces deux derniers éléments ayant été optimisés pour améliorer l’ambiance des locaux. L’agencement des pupitres est resté le même. Bien entendu, l’informatique a changé pas mal de choses. Mais la technologie a très bien tenu le coup.

N’est-il pas épuisant de travailler par équipes pendant 30 ans?
Le travail par équipes est quelque chose de particulier. Mais nous disposons de six équipes et notre plan de travail a toujours été optimisé sur la base des connaissances scientifiques les plus récentes. Nous avons ainsi suffisamment de temps libre, ce qui rend la situation beaucoup plus agréable. De plus, l’ambiance est bonne à la KKL et nous bénéficions d’excellentes prestations sociales. Les aspects négatifs du travail par équipes sont donc compensés. La famille doit bien entendu s’adapter. Mais ce mode de travail a aussi des avantages. Par exemple, on peut éviter d’aller faire ses courses le soir ou le week-end lorsque les magasins sont bondés, et l’on peut aller skier pendant la semaine lorsqu’il n’y a personne sur les pistes. Last but not least, on peut passer du temps avec ses enfants pendant que d’autres sont au travail.

Comment vit-on les transformations importantes et les gros projets de modernisation lorsqu’on travaille par équipes? Que fait l’équipe de la salle de commande pendant les révisions?
Ce sont toujours les périodes les plus dures! C’est à nous qu’il incombe de préparer la centrale pour sa mise à l’arrêt. Nous faisons en sorte que l’on puisse travailler sur l’installation. Nous arrêtons tous les systèmes les uns après les autres et sécurisons le tout. La sûreté à l’arrêt est essentielle et il nous faut donc effectuer notre travail avec un maximum de concentration. Il y a presque plus de choses à surveiller que pendant les périodes d’exploitation. Les arrêts sont donc des périodes éprouvantes mais aussi passionnantes. Je les ai toujours aimés, même si, en ma qualité de chef de quart, j’avais à répondre à des exigences très élevées.

Que ressent-on en tant qu’employé d’une centrale nucléaire lorsqu’on suit le débat public sur l’énergie nucléaire? Et votre entourage, comment réagit-il?
L’attitude de mes proches n’a jamais constitué un problème, celle des personnes qui habitent tout près de la centrale non plus. L’opposition augmente toutefois avec la distance. Personnellement, j’ai pris du recul par rapport à tout cela au fil des ans. J’ai un jour écrit au courrier des lecteurs d’un journal pour exprimer mon point de vue avant une votation, et ma lettre a été publiée. Aujourd’hui, je ne recherche plus le débat en privé. Pendant les dernières années que j’ai passées à Leibstadt, ma devise a plutôt été: «Fais ton travail de ton mieux, mais fais-le tranquillement et discrètement». Bien entendu, je défends toujours l’énergie nucléaire et en particulier la sûreté des centrales suisses. Mais les événements survenus à Harrisburg, Tchernobyl et surtout à Fukushima m’ont moi aussi marqué. On prend à chaque fois la mesure de la responsabilité que l’on a sur les épaules. Ce qui est frustrant, c’est la façon dont les médias relatent les événements et la réaction subséquente des gens. Après Tchernobyl, le monde politique était de notre côté. Mais lorsque même le gouvernement se détourne, comme cela a été le cas après Fukushima, on se sent vraiment isolé. Il est alors d’autant plus important d’entretenir la motivation de ses collaborateurs. Mais à mon avis, une centrale nucléaire reste un lieu où il fait bon travailler. En tant qu’employé, on se sent en de bonnes mains, on a d’excellentes prestations sociales ainsi qu’un poste de travail impeccable et sûr.

…et 30 ans plus tard, peu avant la retraite.
…et 30 ans plus tard, peu avant la retraite.
Source: KKL

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M.R./D.B.

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