Energie nucléaire et CO2

Conférence présentée par le Prof. Rakesh Chawla, Institut Paul-Scherrer et Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, lors de l'assemblée générale de l'Association suisse pour l'énergie atomique du 14 octobre 2004 à Berne.

13 oct. 2004

Bonjour Mesdames et Messieurs. Je suis particulièrement heureux et honoré d'avoir été invité à m'exprimer devant vous à l'occasion de cette première mini-conférence de l'ASPEA. J'en remercie notre président, Monsieur Pellaud, car c'est lui qui m'a demandé de vous parler du sujet d'aujourd'hui, à savoir "énergie nucléaire et CO2".

Le plan de mon exposé se présente comme suit:
1. Introduction
2. Consommation d'énergie et changement climatique
3. Contribution actuelle de l'énergie nucléaire à la réduction des émissions de CO2
4. La "valeur du carbone" et les coûts de comparaison effectifs de l'énergie nucléaire
5. Développement durable et énergie nucléaire
6. Conclusions

1. Introduction

En 1896, il y a donc plus d'un siècle, Svante Arrhenius, un des tout premiers prix Nobel, a déclaré ce qui suit: "La combustion d'énergies fossiles pourrait avoir une influence sur la perméabilité de l'atmosphère aux rayons infrarouges et entraîner un réchauffement de la Terre."
Depuis, la population mondiale a quadruplé et la consommation d'énergie primaire a pratiquement été multipliée par 20. Les données empiriques combinées à des modèles de simulation climatique extrêmement complexes ont confirmé presque entièrement la théorie de l'effet de serre. Le "prophète" Arrhenius ne prêche plus dans le désert, et sa mise en garde est aujourd'hui prise au sérieux chaque fois qu'il est question d'un futur durable pour l'Homme.

2. Consommation d'énergie et changement climatique

En matière de changement climatique, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) des Nations Unies est aujourd'hui le plus important groupement d'experts au monde. Le graphique suivant, qui est tiré du dernier rapport de l'IPCC, montre l'évolution de la température moyenne de l'atmosphère au cours de ces quelque 150 dernières années. On peut clairement voir que les températures globales ont pratiquement augmenté d'un degré au XXe siècle. Le lent réchauffement de l'atmosphère est aussi confirmé par d'autres observations. Des mesures prises par satellite montrent que le printemps commence aujourd'hui environ une semaine plus tôt qu'à la fin des années 70. Par ailleurs, diverses études démontrent que certains oiseaux migrateurs partent pour des latitudes plus élevées et y restent plus longtemps. Tous ces signes de réchauffement constatés de manière expérimentale ont pu être indéniablement attribués à l'effet de serre par les climatologues, comme le montre la bonne adéquation entre les valeurs calculées et les valeurs mesurées.
Le dioxyde de carbone - qui provient principalement de la combustion d'énergies fossiles - n'est pas le seul gaz à effet de serre dont la concentration dans l'atmosphère augmente à cause de notre société moderne, mais c'est de loin le plus important. Durant la période considérée sur ce graphique, c'est-à-dire la période allant du milieu du XIXe siècle à nos jours, la concentration de CO2 dans l'atmosphère est passée d'environ 280 ppm - un chiffre qui est resté stable durant des milliers d'années - à 370 ppm aujourd'hui. Cette figure correspond au commencement de l'ère moderne, avec son étroite corrélation entre qualité de vie et consommation d'énergie. Depuis la révolution industrielle et la "fièvre du charbon" qu'elle a déclenchée, il n'est plus possible de faire abstraction de cette très forte interdépendance.
L'explosion démographique actuelle a lieu principalement dans les pays peu développés - c'est-à-dire dans des pays où les besoins énergétiques augmentent et, qui plus est, d'une manière qui ne peut pratiquement pas être contenue. Personne ne conteste que les populations en fort développement de ces pays ont droit à une meilleure qualité de vie. Comme nous le savons tous, il est difficile de faire des prévisions fiables. Cependant, même avec une évaluation conservatrice de la consommation globale d'énergie primaire au milieu de ce siècle, on obtient un doublement de la consommation actuelle. Si l'on pense que celle-ci s'élève à environ 12 TWh et qu'elle est assurée à 85% par des combustibles fossiles, l'ampleur du défi posé à notre société est on ne peut plus clair.
Que va-t-il se passer? Il existe en réalité deux facteurs qui rendent la recherche d'une solution efficace si difficile. Premièrement, le CO2 a une très longue durée de vie. Ce gaz reste présent dans l'atmosphère durant des centaines d'années, si bien que le problème posé ici s'étend sur plusieurs générations. Deuxièmement, la réduction du CO2 dans l'atmosphère ne peut se faire qu'à une échelle globale: s'il n'y a que quelques pays qui se préoccupent d'améliorer la situation actuelle, cela ne sert à rien.
Dans son rapport, le GIEC prévient que, si aucune mesure n'est prise, la concentration de CO2 atteindra entre 450 et 550 ppm d'ici 2050 et menacera encore d'augmenter au cours de la deuxième moitié du siècle. La hausse de température annoncée va de 0,5 à 2,5 degrés d'ici 2050, et de 1,4 à 5,8 degrés d'ici 2100. Vous constaterez que comme toutes celles qui concernent la problématique du CO2, ces prévisions comportent beaucoup d'incertitude. Mais même les prévisions les plus basses en matière de hausse de température auront des conséquences très sérieuses.
Prenons par exemple une des conséquences les plus probables du réchauffement de la Terre, à savoir l'élévation du niveau de la mer suite à la fonte des glaciers, et l'expansion des océans suite au réchauffement des eaux. Les prévisions les plus optimistes donnent une élévation du niveau de la mer de 5 à 32 cm pour 2050, et de près de 1 m au maximum d'ici 2100. Les pays riches parviendront certainement à maîtriser ce phénomène durant la première moitié du siècle au moins, mais il en ira différemment des pays en voie de développement dans lesquels vivent 80% de la population mondiale. Aujourd'hui déjà, plusieurs centaines de milliers de personnes ont été chassées de leurs villages au Bangladesh à cause d'inondations périodiques.
La stratégie prosaïque proposée par le GIEC prévoit de limiter à 2 ou 3 degrés l'augmentation de la température mondiale à long terme. Selon les experts, il s'agit de stabiliser ainsi la concentration de CO2 à 500-550 ppm, soit à peine moins du double qu'avant l'ère industrielle. Qu'est-ce que cela signifie pour la production mondiale d'énergie? "Beaucoup, vraiment beaucoup", pour dire les choses brièvement. Pour atteindre un niveau d'équilibre de 500-550 ppm, il faut que la quantité mondiale d'émissions de CO2 commence déjà à diminuer dans environ deux décennies. Par rapport à la consommation actuelle d'énergie primaire, qui est de 12 TW par an avec une part de combustibles fossiles de 85%, cela signifie que l'humanité doit parvenir à produire d'ici le milieu de ce siècle 15 à 20 TW d'énergie pratiquement exempte de CO2 - en tenant compte des mesures d'économie d'énergie, de l'amélioration de l'efficacité, etc.!
De tels défis sont impossibles à relever sans efforts immenses au niveau international. Le Protocole de Kyoto de 1997 est considéré comme l'accord international le plus important auquel on soit parvenu dans ce domaine jusqu'à aujourd'hui. Plus de 180 nations se sont mises d'accord sur des directives nationales en matière d'émissions de CO2. Les objectifs étaient relativement modestes, mais les mécanismes du Protocole de Kyoto se sont quand même grippés. Malheureusement, même ses principaux défenseurs - l'UE, le Japon et le Canada -semblent bien partis pour ne pas atteindre les objectifs qu'ils se sont eux-mêmes fixés.
Pour la Suisse, le Protocole de Kyoto signifie qu'entre 2008 et 2012, le pays doit réduire ses émissions de CO2 de 8% par rapport à l'année 1990. Par sa loi de 1999 sur le CO2, le gouvernement suisse a relevé de lui-même à 10% la réduction à atteindre. Cet objectif peut être atteint si d'importants efforts sont déployés. Mais nous savons tous que si cela est possible, c'est avant tout grâce à notre modèle exemplaire d'approvisionnement en électricité, qui repose presque entièrement sur des centrales hydroélectriques et nucléaires, c'est-à-dire des centrales qui ne produisent pratiquement pas de CO2. Si les cinq centrales nucléaires suisses n'existaient pas, nos émissions de CO2 seraient aujourd'hui supérieures de 30% à celles de 1990, et la réalisation de l'objectif de Kyoto, à savoir une réduction de 8%, serait une entreprise vouée complètement à l'échec.

3. Contribution actuelle de l'énergie nucléaire à la réduction des émissions de CO2

Comme je l'ai déjà dit, il faut penser globalement, et non par pays en matière de CO2. Revenons donc à une vision globale du monde pour voir ce que l'énergie nucléaire apporte en termes de réduction des émissions de CO2. Actuellement, 445 centrales nucléaires réparties dans 31 pays produisent 365 GW d'électricité. L'année dernière, 2525 térawattheures (TWh) d'électricité nucléaire ont été produits, ce qui correspond à 16% de la production mondiale d'électricité ou, autrement dit, à 6% de l'approvisionnement commercial mondial en énergie primaire.
Avant de regarder ce que cela signifie exactement en termes de réduction des émissions de CO2, comparons les émissions de gaz à effet de serre des divers agents énergétiques pour l'ensemble de la chaîne énergétique. En examinant les valeurs moyennes en Cäq/kWh pour le charbon, le pétrole, le gaz naturel, l'énergie solaire (photovoltaïque), la force hydraulique, la biomasse, l'énergie éolienne et l'énergie nucléaire, il apparaît clairement que, même parmi les sources d'énergie non fossiles, l'énergie nucléaire est une des sources d'énergie qui produit le moins de CO2. Supposons que l'électricité actuellement fournie par les centrales nucléaires soit produite par des centrales thermiques modernes alimentées par des combustibles fossiles: en partant de cette hypothèse, on peut déduire que l'énergie nucléaire permet actuellement de réduire de plus de 8% les émissions de CO2 liées à la production d'énergie, ce qui, rien que pour le secteur de l'électricité, représente une réduction effective de 17%.
Pour certains groupes de pays, la situation peut être encore plus frappante. Par exemple, les émissions de CO2 seraient plus élevées d'un tiers dans les pays de l'OCDE s'il n'y avait pas d'énergie nucléaire. Cela correspond à une économie annuelle de 1200 millions de tonnes de CO2, ou 10% des émissions totales de CO2 que provoque la consommation d'énergie dans ce groupe de pays développés Si l'on pense que le Protocole de Kyoto exige des pays de l'OCDE une réduction totale de 700 millions de tonnes de CO2 d'ici 2008-2012 (par rapport à 1990), un abandon généralisé de l'énergie nucléaire (sur le modèle allemand par exemple) exigerait presque un triplement de l'objectif de réduction à atteindre.
Analysons maintenant les économies qui ont pu être réalisées de 1965 à 1993, en termes d'émissions de CO2, grâce à l'utilisation de centrales nucléaires et de centrales hydroélectriques. On voit clairement que la contribution de l'énergie nucléaire était pour ainsi dire négligeable en 1965. En revanche, le taux de réduction obtenu en 1995 grâce à l'utilisation de l'énergie nucléaire a été presque aussi élevé que celui de l'énergie hydraulique, à savoir environ 8%. Le cas de la France est encore plus clair: en comparant les parts détenues par les différentes sources d'énergie dans l'approvisionnement électrique fourni par Electricité de France (EDF) au cours des années 1980 à 1993, on observe que, en moins de deux décennies, l'énergie nucléaire s'est beaucoup développée et a presque totalement remplacé les sources d'énergie fossiles pour la production d'électricité. L'évolution correspondante des émissions de CO2 d'EDF se traduit par une baisse impressionnante: les émissions de CO2 liées à la production d'électricité ont en effet chuté de plus de 80 millions de tonnes en 1980 à environ 15 millions de tonnes en 1993, et ce bien que le nombre de térawattheures produit ait presque doublé. Si l'on considère que la contribution apportée par l'énergie hydraulique n'a pratiquement pas bougé durant ce laps de temps, il est clair que c'est la forte augmentation de la production d'énergie nucléaire qui a permis d'obtenir ces améliorations pour l'environnement.

4. La "valeur du carbone" et les coûts de comparaison effectifs de l'énergie nucléaire

J'aimerais maintenant vous parler d'un autre aspect du débat sur l'énergie nucléaire, à savoir sa compétitivité non pas par rapport aux "nouvelles énergies renouvelables", comme l'énergie éolienne et l'énergie solaire, qui sont de toute façon beaucoup trop chères actuellement, mais par rapport à l'utilisation d'énergies fossiles pour produire de l'électricité. On entend souvent avancé l'argument selon lequel l'énergie nucléaire ne serait pas concurrentielle, surtout dans les pays qui possèdent une culture de la sûreté suffisamment bonne, comme par exemple aux Etats-Unis et en Europe occidentale. La thèse que je vais suivre ici est qu'une telle affirmation est aujourd'hui injustifiable si l'on ne prend pas en compte la contribution de l'énergie nucléaire à la réduction du CO2. Il faudrait à ce propos introduire la notion de "valeur du carbone". On peut pour cela se référer encore une fois au Protocole de Kyoto.
Quelques mécanismes spéciaux ont été définis dans cet accord international afin que les différents pays puissent disposer d'une marge de manoeuvre plus grande pour atteindre leurs objectifs en matière de réduction des émissions de CO2. L'un de ces mécanismes est T'échange de droits d'émission", l'acheteur potentiel étant un pays où le coût de la réduction des émissions de CO2 est élevé, et le vendeur potentiel un pays où ces coûts sont plus faibles, ou qui a déjà atteint ses objectifs (par ex. certains pays d'Europe centrale et de l'Est).
Quels que soient les avantages et les inconvénients de ce mécanisme d'échange dont on débat, sa formulation dans le protocole de Kyoto nous a permis de quantifier objectivement la valeur économique de la réduction des émissions de CO2. L'Agence internationale de l'énergie (AIE), par exemple, a ainsi effectué une étude dans laquelle les relations économétriques entre activités économiques, consommation d'énergie et coûts, ainsi qu'une utilisation optimisée de sources d'énergie alternatives, ont été prises en considération avec précision. Le résultat a donné, pour un marché en situation équilibrée, une valeur marchande de 32 US$ par tonne de CO2, ou une "valeur du carbone" de 118 US$ par tonne de carbone.
Le premier plan national au monde à avoir réglé l'échange d'émissions de gaz à effet de serre a été lancé en 2002 en Angleterre. La réduction générale visée dans ce plan - à savoir 4 millions de tonnes de CO2 d'ici fin 2007, soit 5% seulement de la quantité globale fixée pour la Grande-Bretagne par le Protocole de Kyoto - est relativement modeste. C'est malgré tout un exemple concret d'"ouverture du marché" pour les émissions de CO2, et le prix qui en a résulté a été d'environ 53 UK£ par tonne de CO2 ou, pour conserver les mêmes unités de mesure, de 282 US$ par tonne de carbone.
La figure 1 montre quels seraient les véritables coûts de comparaison pour l'énergie nucléaire si l'on tenait compte, comme cela devrait être le cas, d'une telle valeur du carbone dans les calculs. On est parti ici de plusieurs chiffres possibles pour cette valeur. Toutefois, l'amplitude de la variation, qui va de 0 à 150 US$ par tonne de carbone, n'inclut pas, et de loin, l'exemple de la Grande-Bretagne cité plus haut avec sa valeur marchande de plus de 280 US$. Les autres hypothèses faites dans le graphique sont un taux d'actualisation de 10% pour le calcul du coût de l'énergie nucléaire, ainsi que des chiffres empiriques pour déterminer les coûts effectifs du courant produit par des centrales alimentées au gaz et au charbon. (On est parti du principe qu'une valeur du carbone de 1 US$ par tonne de carbone entraînait des augmentations respectives de 0,01 cent/kWh et de 0,025 cent/kWh pour les centrales au gaz et les centrales au charbon).
On voit ici que pour les cinq pays pris comme exemple, à savoir les Etats-Unis, l'Espagne, la Corée du Sud, la France et le Canada, l'énergie nucléaire est bien moins chère que le charbon même avec une modeste valeur du carbone de 100 US$ par tonne de carbone. Dans le cas du gaz naturel, il n'y a qu'aux Etats-Unis où les coûts de production sont moins chers. Naturellement, il est inutile de vouloir discuter longuement du prix hypothétique choisi ici pour le gaz naturel - les fortes variations à la hausse que ce prix a enregistrées ces derniers mois à cause de la situation en Irak montrent bien que l'incertitude est ici de règle.

5. Développement durable et énergie nucléaire

Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, d'élargir un peu le sujet. Au début de mon exposé, j'ai brièvement indiqué qu'il était beaucoup question aujourd'hui d'avenir durable pour l'humanité et que le problème de l'effet de serre fait partie de cette thématique. Notre association, tout comme le gouvernement suisse, a depuis longtemps réalisé que la production d'énergie dans notre pays, comme dans tous les pays du monde, jouait un rôle essentiel dans le développement durable. Il y a quatre ans, notre section, la Société suisse des ingénieurs nucléaires (SOSIN), a publié sa propre étude, intitulée "Développement durable et énergie". Je ne voudrais pas abuser de votre patience en vous énumérant les importantes conclusions de cette étude et d'autres études similaires. Néanmoins, cela m'ennuierait de vous parler aujourd'hui d'énergie nucléaire et de CO2 sans replacer le sujet dans une perspective plus large.
Bien que la notion de développement durable fasse sans cesse l'objet de nouvelles interprétations, il est difficile d'en donner une meilleure définition que la "Commission Brundtland" des Nations Unies en 1987, qui l'a décrite comme étant "un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins". Il est ici clairement question d'une solidarité non seulement entre la génération d'aujourd'hui et les générations futures, mais aussi entre les pays développés et le Tiers-Monde. Dans ce contexte, l'image d'un monde de plus en plus assoiffé d'énergie, que j'ai évoquée plus haut, s'impose forcément à nous.
Dans l'intervalle, toutes les études sérieuses ont montré que, pendant une assez longue période de transition, on ne pouvait renoncer à aucune des sources d'énergie actuellement utilisées pour satisfaire cette soif. Il existe néanmoins divers pays, principalement des pays industrialisés, qui considèrent que l'énergie nucléaire est incompatible avec le développement durable, bien qu'elle soit exempte de CO2. En Suisse, par exemple, l'énergie nucléaire est ainsi classée dans la même catégorie que les énergies fossiles pour la question de l'impôt sur l'énergie, alors que l'énergie hydraulique et les nouvelles énergies renouvelables bénéficient d'un statut spécial.
A mon avis, l'énergie nucléaire est fondamentalement compatible avec le développement durable et possède de surcroît un fort potentiel de développement. Elle peut certainement jouer un rôle important, avec les énergies fossiles et l'énergie hydraulique, durant la longue phase de transition mentionnée plus haut, jusqu'à ce que les énergies renouvelables soient mûres pour le marché des points de vue technologique et commercial. Et il y a une chose qui me paraît plus importante encore: dans une forme plus évoluée, la fission nucléaire offre la possibilité d'assurer au monde, pendant plusieurs siècles, un approvisionnement énergétique exempt de CO2 et donc respectueux de l'environnement, et de demeurer ainsi un pilier de cet approvisionnement.
Les principaux arguments avancés contre cette thèse, c'est-à-dire contre la durabilité de la production d'énergie nucléaire, sont aujourd'hui les suivants:

  1. 1. Risques liés à la sûreté des centrales nucléaires: selon cette argumentation, en l'état actuel de la sécurité dans les centrales nucléaires, ces dernières représentent un trop grand risque pour l'environnement, notamment au vu des conséquences qu'aurait un éventuel accident grave.
  1. 2. Ressources limitées et manque de réglementation: il est dit à ce sujet que, à l'instar des énergies fossiles, les ressources mondiales requises pour l'énergie nucléaire sont limitées; de plus, les inventaires de matières fissiles générées dans le cadre de la production d'énergie nucléaire représenteraient un danger du point de vue de la prolifération des armes nucléaires.
  1. 3. Longue toxicité des déchets nucléaires: il est dit que l'inventaire de la radiotoxicité des déchets à vie longue devant être stockés représente une menace pour les générations futures.

Passons brièvement ces différents points en revue.

Sûreté des centrales nucléaires
Concernant les risques d'accidents graves, il n'y a aucune source d'énergie qui soit sans danger. La comparaison des courbes de risque d'accidents graves établies pour les énergies fossiles, la force hydraulique et l'énergie nucléaire fournie par des centrales de conception occidentale le montre. A chaque type de production correspond une courbe de risque, qui est établie d'après la fréquence d'accidents par GWe-an comme fonction du nombre de décès occasionnés. Les données utilisées proviennent de statistiques pour la période de 1969 à 1996. Comme nous le savons tous, aucun accident ne figure dans ces statistiques pour les centrales nucléaires de conception occidentale. La courbe de fréquence des incidents pour l'énergie nucléaire, qui est dérivée d'études probabilistes de sûreté conservatrices, est inférieure d'environ deux ordres de grandeur à celle de l'énergie hydraulique, qui repose du reste sur des statistiques incluant dans cette catégorie neuf accidents graves concrets, c'est-à-dire sur les données relatives à neuf grandes ruptures de barrages. Partant de là, il n'est guère possible d'alléguer que la production nucléaire d'électricité est moins compatible avec le développement durable que l'énergie hydraulique. Il ressort du graphique que la probabilité qu'un accident grave provoquant jusqu'à 100 morts se produise durant une année de fonctionnement d'une centrale nucléaire de 1 GWe est de l'ordre de 10-4 à 10-5. Ce niveau de probabilité déjà extrêmement faible devrait encore diminuer d'un ordre de grandeur avec les réacteurs plus modernes et les réacteurs du futur. Cela s'applique déjà au prochain réacteur fabriqué en Europe, à savoir l'EPR. Lors de la conception de ce réacteur moderne à eau sous pression, une attention toute particulière a été portée à la réduction de l'impact radiologique d'un accident hypothétique grave. Nous aurons aujourd'hui le plaisir d'en apprendre plus sur ce nouveau type de réacteur dans l'exposé que va vous présenter Monsieur Güldner.

Les ressources en matières fissiles et leur réglementation
Parlons maintenant des ressources mondiales en matières fissiles, dont on dit qu'elles sont presque aussi limitées que les énergies fossiles et, en plus, que leurs inventaires de matières fissiles représentent un grand risque pour la prolifération des armes nucléaires.
Les réserves d'uranium naturel exploitables de manière économique sont actuellement évaluées à environ 17 millions de tonnes. Si l'on se limite à la manière dont l'énergie nucléaire est aujourd'hui produite, soit principalement avec des réacteurs à eau légère dans des cycles à passage unique, ou "once-through", alors il est vrai que l'uranium présent dans l'écorce terrestre devrait être épuisé d'ici 60 ans environ.
Toutefois, on ne saurait parler pour cette raison de pénurie de ressources, car ces allégations ne tiennent pas compte de l'effet multiplicateur qu'entraînerait l'introduction de réacteurs à neutrons rapides sur la consommation d'uranium, du fait que ces réacteurs présentent un facteur d'utilisation de l'uranium de l'ordre de 60. L'introduction de réacteurs rapides en 2030 - si cela par exemple était justifié par le prix de l'uranium - pourrait aboutir à une valeur pratiquement constante.
Concernant l'argument de l'éventuelle pénurie des ressources, j'aimerais, au-delà du réacteur à neutrons rapides, rappeler encore deux autres faits. Tout d'abord, les quantités d'uranium disponibles sur Terre dont l'exploitation est considérée comme rentable sont bien supérieures aux 17 millions de tonnes mentionnées. Pensons seulement aux 4 milliards de tonnes qui se trouvent dans les océans -sous une forme très diluée, j'en conviens - mais qui pourraient être exploitées économiquement à moyen terme, comme l'ont montré des chercheurs japonais. Deuxièmement, il ne faut pas oublier le thorium, un autre matériau fertile dont la nature nous a fait cadeau. Comme vous le savez, il donne naissance à une nouvelle matière fissile dans un réacteur, l'uranium 233, et il est présent dans l'écorce terrestre en quantités beaucoup plus grandes que l'uranium naturel. On peut donc globalement considérer que, au vu des ressources mondiales à disposition, la fission nucléaire va rester, pendant plusieurs siècles, une importante source d'énergie exploitable sans émissions de CO2.
En ce qui concerne maintenant le risque de prolifération d'armes nucléaires lié aux inventaires de matières fissiles engendrées par la production commerciale d'énergie nucléaire, j'aimerais tout d'abord dire que, jusqu'à présent, aucun pays n'est devenu une puissance atomique en utilisant des matières provenant de l'utilisation pacifique de la fission nucléaire. Il s'est toujours agi soit de plutonium à usage militaire produit dans des réacteurs de recherche, soit d'uranium hautement enrichi provenant d'usines militaires prévues à cet effet. Du fait de sa mauvaise composition isotopique, le plutonium, par exemple, qui se trouve dans le combustible usé des centrales nucléaires ne présente absolument aucun intérêt comme matériau militaire. Il est vrai toutefois que si l'énergie nucléaire devait connaître un fort développement mondial, comme tel devrait être le cas, il faudrait accorder une importance beaucoup plus grande à la réglementation des inventaires civils des matières fissiles.
Le retraitement et le recyclage du plutonium sont, à cet égard, des mesures très importantes pour réduire les quantités de matières fissiles dans les combustibles usés, quantités actuellement en augmentation. A long terme, le plutonium provenant des réacteurs à eau légère sera nécessaire pour les réacteurs à neutrons rapides. Comme je vais vous l'expliquer brièvement, cela va équilibrer la situation, et il ne sera plus question ni de pénurie, ni de surplus de ressources de matières fissiles.

Toxicité des déchets radioactifs
Venons-en maintenant au troisième et dernier point - à la critique concernant la longue toxicité des déchets radioactifs. La radiotoxicité de trois sortes de déchets de haute activité provenant de centrales nucléaires peut être comparée dans chaque cas à celle de la quantité de minerai d'uranium qui serait nécessaire pour fabriquer l'électricité nucléaire correspondante. Même après une période de désactivation de 10'000 ans, la toxicité de la quantité totale d'actinides et de produits fissiles d'une centrale nucléaire fonctionnant en cycle "once-through", ou cycle ouvert, c'est-à-dire sans retraitement ni recyclage, reste plus élevée que celle de la valeur "naturelle" (minerai d'uranium). Si l'on séparait l'uranium et le plutonium des déchets, les déchets restants atteindraient la valeur de référence en moins de 2000 ans. Avec la séparation des actinides moins importants ou "actinides mineurs" - neptunium, américium et curium -, le point d'intersection serait déjà atteint en trois ou quatre siècles.
Cette présentation est bien sûr idéalisée. On a, par exemple, négligé ici l'influence des pertes de retraitement. Malgré tout, il apparaît assez clairement que la radiotoxicité des déchets est surtout due aux actinides mineurs pendant une très longue période de temps. On voit pourquoi il faudrait séparer ces actinides et les recycler dans des réacteurs avancés, à l'instar du plutonium. Il existe toutefois quelques obstacles techniques. Bien que les actinides mineurs à neutrons rapides soient fissiles, il n'est pas possible, pour des raisons de sûreté, de les utiliser comme seul combustible dans des réacteurs rapides critiques. Il faut soit les mélanger avec du plutonium, soit les soumettre à la fission nucléaire dans des systèmes sous-critiques couplés à des accélérateurs. Il s'agit en tout cas ici de ce qu'on appelle une transmutation des actinides mineurs qui ne pourra se faire qu'avec des réacteurs et des technologies de retraitement qui restent à développer.
Dans ce contexte, il y a un fait que j'aimerais souligner en particulier. La transmutation des actinides à vie longue ne supprimera jamais la nécessité d'un stockage définitif dans des couches géologiques. En cas de fort développement de l'énergie nucléaire, il s'agira de réduire à un minimum les inventaires de matières hautement radioactives devant être entreposées pendant une longue période de temps. Il serait possible de maîtriser la forte progression des quantités de nucléides lourds produits en cas de choix du cycle "once-through" en fermant entièrement le cycle du combustible par l'utilisation combinée de réacteurs à eau légère et de réacteurs rapides avancés.
Monsieur Fritschi traitera dans son exposé de la garantie du confinement géologique sûr de volumes relativement modestes de déchets radioactifs. Je suis sûr qu'il nous convaincra du fait qu'à cet égard également, l'énergie nucléaire est compatible avec le développement durable.

Les futurs réacteurs et leur symbiose
Comme certains d'entre vous le savent déjà, Mesdames et Messieurs, onze pays et organisations internationales, dont la Suisse, ont dernièrement reconnu qu'il fallait continuer à développer l'énergie nucléaire, une énergie exempte de CO2. Leur collaboration a été lancée dans le cadre du "Forum International Génération IV (GIF)", avec pour objectif de développer d'ici 2030 une nouvelle génération de centrales nucléaires capables de former une symbiose durable avec les réacteurs modernes d'aujourd'hui.
La figure 2 montre le développement de l'énergie nucléaire commerciale depuis son commencement au début des années 50. Nous en sommes aujourd'hui à la génération III, c'est-à-dire aux réacteurs à eau légère modernes comme l'EPR. Pour les nouveaux concepts de réacteurs de la génération IV, l'objectif consiste à concrétiser les atouts potentiels de l'énergie nucléaire qui nous font actuellement défaut:

  • (a) Economiser les ressources et réduire les déchets en mettant en place un cycle de combustible entièrement fermé, permettant un recyclage permanent des matières fissiles et des actinides mineurs à vie longue.
  • (b) Obtenir des températures d'exploitation élevées avec un caloporteur atteignant jusqu'à 1000 degrés, pour que les centrales nucléaires puissent être utilisées dans le cadre de processus chimiques de production d'hydrogène, ce qui ouvrirait à l'énergie nucléaire de vastes possibilités d'applications dans d'autres secteurs comme le transport.

On peut citer comme exemple des concepts de réacteurs proposés par le GIF le "Gas Cooled Fast Reactor". Une telle centrale nucléaire serait en mesure de concrétiser en 2030 les avantages mentionnés de l'énergie nucléaire en matière de CO2.
L'avenir de la fission nucléaire pourrait ressembler à ceci: on voit, d'une part, comment la recherche et le développement progressent de manière évolutionnaire, permettant d'améliorer encore la technologie des réacteurs à eau légère, déjà bien établie aujourd'hui. D'autre part, grâce à une collaboration internationale comme celle qui existe dans le cadre du GIF, de nouveaux concepts de réacteurs et de nouvelles technologies de retraitement sont développés jusqu'à la maturité commerciale. Ils permettront de réguler les ressources en matières fissiles et de réduire à un minimum les quantités de déchets à vie longue, mais aussi d'étendre parallèlement l'énergie nucléaire à d'autres domaines que la production d'électricité pour de vastes applications. Pour finir, c'est la symbiose entre les différents types de réacteurs, chacun avec ses qualités propres, qui permettra à la fission nucléaire de s'imposer comme un pilier durable et exempt de CO2 de la production mondiale d'électricité.

6. Conclusions

En résumé, Mesdames et Messieurs, nous avons vu que la menace de changements climatiques liée au problème du CO2 oblige l'humanité à prendre des mesures. Chaque source d'énergie aujourd'hui disponible en grande quantité doit, à moyen terme, contribuer à assouvir la soif grandissante d'énergie de notre planète. Parallèlement, il faut développer les nouvelles énergies renouvelables jusqu'à ce qu'elles deviennent commercialement viables pour renforcer la production d'électricité exempte de CO2 assurée principalement aujourd'hui par l'énergie hydraulique et par l'énergie nucléaire. La compatibilité de l'énergie nucléaire avec le développement durable et son grand potentiel d'évolution doivent être reconnus de manière générale. C'est certainement là que réside le principal défi que nous devons relever - convaincre totalement l'opinion publique et, par-là, les politiques de la véracité de ces affirmations. Ce n'est qu'à partir de là que nous pourrons fortement développer cette source d'énergie sans émissions de CO2 -avec la compétitivité qu'elle offre, les ressources assurées dont elle dispose et les risques minimaux qu'elle présente pour l'environnement et la santé.
Permettez-moi de terminer par une citation de James Lovelock, l'un des fondateurs du mouvement écologiste qui a fait fureur dans la presse ces derniers temps avec ses déclarations pointues sur l'énergie nucléaire. Dans la préface du livre "Le nucléaire, avenir de l'écologie?" de Bruno Comby, le professeur Lovelock écrit ce qui suit: "J'espère qu'il n'est pas trop tard pour que le monde suive la France et fasse de l'énergie nucléaire notre principale source d'énergie. Il n'y a pas d'autre solution viable, propre, écologique et économiquement acceptable, pour remplacer la dangereuse habitude que nous avons prise de brûler des combustibles à base de carbone." Mesdames et Messieurs, je vous remercie de votre attention.

Source

Prof. Dr. Rakesh Chawla, C.P.

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