Le nucléaire pourrait-il être durable?

Le mode conditionnel de cette question peut être remplacé par un futur simple: la durabilité de l’énergie nucléaire sera une contribution majeure sur la voie du développement durable.

29 nov. 2002

La question posée se veut un rien provocante! De fait, elle pourra choquer ceux des partisans des nouvelles sources d'énergie renouvelables qui se sentent exclusivement investis d'une mission, celle de défendre la durabilité de la production d'énergie, et cela par le recours aux seules sources d'énergie renouvelables, toutes dérivées de l'énergie solaire, et donc ultimement de l'énergie provenant de la fusion nucléaire (la géothermie mise à part, qui dérive de la chaleur de désintégration nucléaire et donc de la radioactivité naturelle des éléments de la croûte terrestre).
Qu'entend-on par durabilité? Le terme vient de la sylviculture où les prélèvements de bois ne doivent pas mettre en péril le réapprovisionnement. Aujourd'hui le terme est certainement galvaudé… Le concept de développement durable recouvre l'équité entre les habitants de la planète, entre les générations, et englobe le bien-être social, la protection de l'environnement et la croissance économique. Son objectif principal est de préserver et d'accroître l'ensemble des biens produits par l'homme, la société ou la nature, pour les transmettre aux générations futures. Selon la définition première, il est clair que les agents énergétiques fossiles qui - quelle que soit leur abondance prouvée ou supputée - sont consommés par notre civilisation boulimique à une vitesse effrénée dans le monde, seront épuisés un jour plus ou moins lointain. Leur utilisation massive n'est donc pas durable. Utiliser les ressources naturelles, même si elles sont épuisables, n'est pas contraire à la durabilité; sans cela ces ressources seraient là pour rien! Par contre, c'est un devoir de les utiliser au mieux et c'est aussi une mission pour les chercheurs de trouver les moyens d'arriver à cette utilisation optimale et aussi de mettre en jeu des sources de remplacement. Cela est aussi vrai pour la recherche en matière de fusion et de fission nucléaire.
Les chiffres montrent que, pour ce qui est de la fusion nucléaire, l'abondance naturelle sur terre en deutérium (D) et en lithium (Li) est telle que, par exemple, les réserves du seul lac Léman suffisent pour des siècles pour toute l'humanité! De fait, 1'000 t de D et 2'000 t de Li produisent une énergie équivalente à des dizaines de milliards de tonnes de combustibles fossiles. Rappelons que le monde consomme une énergie primaire totale de près de 10'000 millions de tonnes d'équivalent-pétrole (Mtep) par an, et la Suisse l'équivalent de presque 30 Mtep. Le Mtep - en anglais Mtoe, soit aussi 7,35 millions de barils (bbl) de pétrole - est une unité pratique pour faire des comparaisons (1 Mtep correspond à un équivalent énergétique de 42 x 1015 J ou 42 PJ).
Dans le monde il y a actuellement en service 446 réacteurs nucléaires représentant une puissance électrique installée de 359 GW (milliards de watts) qui produisent annuellement quelque 2'400 TWh (milliards de kWh), soit 17% de la production mondiale d'électricité. Dans l'Union européenne, il y a 143 réacteurs représentant une puissance installée de 123 GW et produisant quelque 860 TWh annuellement, soit 35% de la production européenne d'électricité. En Suisse nous avons 5 centrales, représentant une puissance de 3,192 GW et ayant produit en 2001 exactement 25,293 TWh, soit 36% de la production nationale d'électricité. On peut aussi quantifier l'expérience acquise en matière de production d'électricité par la fission nucléaire: en Suisse, ce sont 115 réacteurs-années d'expérience cumulée, dans l'UE 3'886 réacteurs-années et dans le monde plus de 10'000 réacteurs-années!
Concernant les agents énergétiques nucléaires que recèle notre terre, pour ce qui est des combustibles pour la fission nucléaire, l'uranium (U) et le thorium (Th) ont les teneurs naturelles suivantes: dans la croûte terrestre, 2,7 mg/kg pour U et 9,6 mg/kg pour Th (à titre de comparaison, pour le plomb, par exemple, on a 14 mg/kg); dans l'eau des océans, on trouve 0,0032 mg/L pour U (ce qui n'est de loin pas une valeur négligeable et donc représente une source exploitable!) et 1 x 10-6 mg/ L pour Th (et 3 x 10-5 mg/L pour le plomb).Pour ce qui est des combustibles pour la fusion nucléaire, on trouve, pour le lithium (Li), 20 mg/kg dans la croûte terrestre et 0,18 mg/L dans les océans; pour le deutérium (D), son abondance isotopique naturelle est de 0,015% (150 ppm) dans l'hydrogène (H) que l'on trouve à raison de 1'400 mg/kg dans la croûte terrestre et à raison de 108'000 mg/L dans les océans. Ce qui donne pour D une teneur naturelle de 0,21 mg/kg dans la croûte terrestre et de 16,2 mg/L dans les océans. Pourquoi parler du lithium? Parce que ses deux isotopes (Li-6: 7,42%, et Li-7: 92,58%) sont utilisés en fusion nucléaire pour générer le tritium (T), le troisième isotope de l'hydrogène, indispensable à la réaction de fusion avec D pour produire de l'énergie de fusion, en créant de l'hélium (He-4) et un neutron.

Pour refermer le cycle, il faut relever que la durabilité se mesure non seulement en réserves, plus ou moins vite épuisables, mais aussi en quantité d'émissions de gaz et de polluants engendrés durant la production d'énergie utile, ainsi qu'en quantité de déchets résiduels. Là, les agents fossiles produisent tous le fameux CO2 dont l'ensemble des émissions mondiales approche les 30 GtCO2 (milliards de tonnes de CO2) par an (représentant près de 8 GtC, de carbone élémentaire)! Cela sans parler des divers oxydes de soufre et d'azote (représentant près de 65 MtS, de soufre élémentaire, et 25 MtN, d'azote élémentaire). La Suisse, quant à elle, émet près de 42 MtCO2 par an. Concernant le nucléaire, pour la future application de la fusion, les résidus seront principalement les matériaux du réacteur proches du plasma qui seront activés par les neutrons produits. Mais on sait déjà aujourd'hui fabriquer des alliages faiblement activables et dont la durée de radioactivité dangereuse est très limitée dans le temps. La recherche sur ces matériaux faiblement activables se poursuit encore dans l'Union européenne et en Suisse aussi.
Un point important que relèvent à juste titre les critiques de l'énergie nucléaire de fission, quant à la non-durabilité de cette source d'énergie, est celui des "déchets" nucléaires. Prenons le cas de la Suisse. De 1969 à fin 2001, l'électronucléaire a produit de façon cumulée près de 555 TWh d'électricité en Suisse, par conversion de l'énergie thermique dégagée par la réaction de fission (avec un rendement d'environ 35%). Si cette énergie avait dû être produite par des agents fossiles (calcul fait avec le même rendement de conversion), ce serait plus de 120 Mtep d'agents fossiles qu'il aurait fallu brûler. Ce qui aurait produit plus de 450 MtCO2 que notre pays aurait encore émis durant la même période!
Pour cette production électronucléaire, il a fallu partir de quelque 12'000 tonnes d'uranium naturel (sachant que 1'000 tU = 10 Mtep) dont on a "enrichi" à environ 3,5% la faible abondance naturelle (0,7%) du précieux isotope fissile (U235) - une abondance qui, du reste, décroît naturellement par radioactivité avec les âges, rappelons-le, et qui donc se perd inéluctablement, qu'on en "brûle" dans un réacteur ou non! L'opération d'enrichissement produit environ 1'900 tonnes d'uranium dit "enrichi" (c'est-à-dire contenant 3,5%, soit 66,5 t d'U235), utilisé successivement par tranches de 3 ou 4 années dans les barres de combustible des réacteurs. Après ces années d'irradiation, le combustible est transformé et comprend un inventaire complexe d'éléments chimiques nouveaux.
Le bilan chimique ultime, cumulé à ce jour pour la Suisse, après passage dans les 5 réacteurs - et donc après fission d'U235 et irradiation (et par là transmutation) d'U238, l'autre isotope majoritaire, mais non fissile, de l'uranium -, est entièrement compris dans une masse de presque 1'900 t. Remarquons qu'environ 60 kg de matière ont vraiment disparu, une masse totalement transformée en énergie (~5,4 x 1018 J = ~5,4 EJ), en vertu de l'équation d'Einstein E = mc2 ! Le volume total de ces 1'900 t, calculé en équivalent d'uranium métallique (avec une masse volumique de 18,95 g/cm3), ne dépasse pas 100 m3, soit un cube de 4,65 m de côté. Le bilan chimique est le suivant: encore 21 t d'U235 non consommé (1,1%), 1'794 t d'U238 inchangé (94,5%, y inclus d'autres isotopes d'uranium: U232, U236), 17,3 t de plutonium (0,9%) - soit l'équivalent d'un volume métallique (avec une masse volumique de 19,84 g/ cm3) de seulement 0,87 m3 (soit un cube de 96 cm de côté) -, et 1,4 t d'autres "actinides transuraniens mineurs" (0,1%), et enfin 64,5 t de produits de fission (3,4%), dont 2,4 t de produits très dangereux à longue durée de vie (0,1%) et 62 t de produits faiblement radioactifs (3,3%). Ce bilan représente donc un volume très restreint, non dispersé dans l'environnement, qui est gérable et confinable dans un stockage intermédiaire avant d'en disposer autrement selon une voie politiquement choisie (soit par "stockage final géologique direct", soit par "retraitement et réutilisation puis stockage", soit par "transmutation et stockage séculaire").
Il faut souligner que, parmi cet inventaire, il reste "de l'or en barre" du point de vue énergétique (presque 50 fois l'énergie de fission initiale!): l'U235, le plutonium, les autres transuraniens et l'U238 majoritaire, ce dernier, dit "fertile", pouvant encore être transmuté en plutonium (par exemple, par "surgénération"; dans ce cas: 1'000 tU = 500 Mtep). Tout ce plutonium pourrait être réutilisé comme nouveau combustible. Cela se fait partiellement - après les opérations dites de "retraitement" (séparation chimique des catégories d'éléments ci-dessus) - dans des combustibles MOX (oxydes mixtes d'uranium et de plutonium). Si l'on veut éviter de reproduire ainsi perpétuellement du plutonium, on peut mettre en jeu des combustibles IMF (combustibles à matrice inerte) où l'oxyde d'uranium contenant l'U238 est entièrement remplacé par de l'oxyde de zirconium qui est inerte sous irradiation de neutrons. Des travaux de recherche en ce sens se déroulent aussi en Suisse, à l'Institut Paul Scherrer (PSI).
Mais qu'en est-il des autres déchets: les transuraniens et les produits de fission dangereux? C'est là qu'interviennent plusieurs travaux de recherche de pointe, notamment - mais pas exclusivement - ceux qui sont en cours tout spécialement dans les Programmes-cadres de l'Union européenne, et avec plusieurs participations suisses. Ce sont des travaux initiés en suivant les propositions de Carlo Rubbia sur son "amplificateur d'énergie". La première application prévue est justement l'ADTS ("système de transmutation assistée par accélérateur"): transmuter (grâce à un accélérateur de protons et à la "spallation" du plomb pour produire des neutrons) tous ces éléments dangereux - mais encore très riches en énergie - en divers éléments peu ou pas radioactifs, ne nécessitant plus de stockage géologique de centaines de milliers d'années, mais seulement séculaires. D'une pierre deux coups, on produit encore ainsi un multiple de l'énergie nucléaire déjà délivrée par la voie classique et on abaisse en même temps massivement aussi bien l'activité résiduelle (et la radiotoxicité) que la durée de stockage. L'activité résiduelle atteinte est ramenée ainsi au niveau de la radioactivité naturelle d'un minerai d'uranium. Si cela n'est pas durable au sens absolu, du moins on s'y approche de façon asymptotique!
En conclusion, le mode conditionnel de la question posée en exergue pourra être remplacé par un futur simple - à la condition, bien sûr, que ces recherches aboutissent à des succès et qu'elles conduisent à des applications: ainsi la durabilité de l'énergie nucléaire sera une contribution majeure sur la voie du développement durable.

Source

M. Christophe de Reyff, physico-chimiste, Dr ès sciences, adjoint scientifique

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