Les "grandes espérances" placées dans l'énergie nucléaire russe

30 nov. 2000

Jusqu'à récemment encore, le recul de la consommation d'énergie en Russie a dissimulé le fait que les investissements nécessaires dans l'infrastructure du secteur national du combustible et de l'énergie avaient été négligés pendant de nombreuses années. Or pour la première fois depuis 14 ans, la demande en énergie a progressé à nouveau en 1999. Dans ce pays jusqu'à présent habitué à des excédents énergétiques qu'est la Russie, le manque de moyens pour les investissements dans la modernisation de l'infrastructure de production se traduira par un effet de pénurie, dans le secteur du gaz également.
Pour pouvoir continuer à gagner des devises d'une urgence impérative par des exportations de gaz sur le marché international, ceci malgré la situation de déficit qui se dessine, le groupe d'Etat Gazprom a déclaré récemment que la quantité de gaz disponible pour la production d'électricité allait être réduite massivement et rapidement; l'approvisionnement en électricité se trouve donc confronté à une crise imminente.
Fin mai 2000, le nouveau gouvernement russe a maintenant donné son accord de principe à un programme d'investissement qui, se fondant sur des propositions du ministère de l'énergie atomique Minatom, prévoit de remplacer le plus largement possible l'électricité manquante qui provenait des centrales à gaz par une extension des capacités des centrales nucléaires.
Le Professeur Andrei Gagarinski, que les membres de l'ASPEA connaissent bien pour la conférence qu'il a présentée en 1989 à l'assemblée générale, a résumé pour les lecteurs du Bulletin ASPEA, dans le texte suivant, l'évolution du secteur de l'énergie en Russie, évolution d'une très grande importance également pour l'Europe occidentale. (P.H./C.P.)


L'économie de la Russie a connu en 1999 un événement que l'on attendait depuis longtemps: pour la première fois après 14 ans de baisse, la demande en énergie a en effet à nouveau progressé cette année, à savoir de 2,3%. La hausse de la consommation d'énergie a été couverte à raison de 90% par de l'électricité supplémentaire produite par les centrales nucléaires, dont la capacité installée est restée inchangée depuis sept ans déjà.
Un autre changement économique important est attendu dans les trois à quatre prochaines années: pour la première fois depuis ces dernières décennies, la Russie devrait être confrontée à un déficit énergétique et passer de la "surabondance" à la "pénurie d'énergie". Parallèlement, selon les données fournies par le ministère de l'énergie et par l'Académie des sciences de la Russie, même si le niveau actuel de la consommation d'énergie se maintenait (or on prévoit une hausse annuelle de 5%), le déficit croissant d'électricité deviendra un frein pour le développement économique de la Russie.

La situation énergétique
La situation actuelle de pré-crise que connaît le secteur du combustible et de l'énergie, situation masquée jusqu'à récemment encore par la diminution de la consommation d'énergie, résulte de la phase précédente de développement rapide à long terme au cours de laquelle, pendant de nombreuses années, des ressources et des fonds ont été investis dans l'extension des capacités de production sans infrastructure correspondante suffisante.
La Russie, qui compte 2,8% de la population mondiale et couvre 12,8% de la surface du globe, possède aussi 5% environ des ressources pétrolières mondiales récupérables (7 milliards de tonnes), 34% des ressources de gaz naturel (environ 50 millions de millions de m3) et environ 20% des ressources prouvées récupérables de charbon (quelque 160 milliards de tonnes). L'extraction réalisée depuis le début de la mise en valeur des matières premières porte au total sur 20% environ des ressources pétrolières récupérables et sur quelque 5% pour le gaz. L'approvisionnement par des ressources prouvées est considéré comme assuré pour quelques décennies pour le pétrole et pour le gaz, et à un horizon beaucoup plus lointain, selon les estimations, pour le charbon et l'uranium naturel.
Le potentiel majeur des ressources d'hydrocarbures dans une perspective à long terme se trouve dans le plateau continental russe, qui a une superficie de 6 millions de km2, soit 20% du plateau continental mondial. 1 à 2% seulement des gisements de pétrole et de gaz situés dans le plateau russe ont été prospectés; des gisements importants (par exemple le gisement Stockman dans la Mer de Barents) et des structures très prometteuses ont pourtant déjà été découverts. Plus de 80% des ressources d'hydrocarbures du plateau continental russe sont concentrées dans l'Arctique.
La complexité de la situation actuelle de la Russie est due au fait que l'efficacité économique dépend dans une très faible mesure des ressources prouvées en matières premières et n'est en aucun cas déterminée par la quantité des ressources supposées, qui constituent pourtant la richesse réelle du pays. Or, le taux d'efficacité de l'économie actuelle dépend très largement de l'industrie du traitement et du transport de combustible. En Russie, l'efficacité de cette industrie pour la fabrication de "produits de consommation finale" arrive loin derrière celle des pays développés. Les ressources naturelles de la Russie constituent sur un certain plan un facteur qui entrave son développement économique et sa prospérité en ce sens que dans des situations difficiles, elles permettent d'emprunter la voie de la facilité au détriment de l'utilisation des ressources et de la hausse de la consommation.
Ceci étant posé, le pays ne parvient pas à réduire l'intensité énergétique de son économie. Elle stagne à un niveau pratiquement constant et dépasse de 20% le niveau déjà élevé des années 80. (L'intensité énergétique est passée depuis 1990 de 1,27 à 1,44 tonne équivalent charbon (tec) par millier de dollars de PNB.)
On ne doit plus escompter dans l'avenir en Russie de nouvelles ressources bon marché de combustible fossile. La structure existante de l'industrie électrique, qui est basée sur de telles ressources, changera pour des raisons objectives parce qu'il n'existe pas de moyens financiers pour mettre en valeur des gisements coûteux.
A l'heure actuelle, l'extraction de pétrole s'est stabilisée au niveau d'environ 300 millions de tonnes par an. Le taux d'épuisement des ressources bon marché dans les gisements exploités du pays s'élève à 53% (43% dans la région pétrolière principale, la Sibérie occidentale). Les provinces pétrolières et gazières principales ont atteint le stade ultime d'exploitation des gisements, avec des rendements en diminution. L'époque où l'on découvrait des gisements gigantesques qui signifiaient progression des ressources et diminution parallèle des coûts de prospection et d'extraction est révolue. La part des ressources difficilement exploitables a atteint quelque 60% et continue d'augmenter. Ces dernières années, la progression des ressources prouvées a été constamment inférieure à la quantité de pétrole extraite.
Les grand gisements de gaz de la Sibérie occidentale, gisements qui ont couvert 72% de l'extraction de gaz en Russie en 1999, en sont au stade de la diminution de la production et sont plus qu'à moitié épuisés: le gisement de Medvezhie à 78%, celui d'Urengoi à 67%, et celui de Yamburg à 46%. Selon des études effectuées à ce sujet, l'extraction de gaz dans ces gisements ne devrait pas excéder 80 milliards de m3 jusqu'en 2020, ce qui correspond à quelque 14% de l'extraction actuelle en Russie. Du fait que la quantité de gaz extraite est plus élevée que l'augmentation des réserves prouvées, la quantité de ces dernières diminue. Pour seulement maintenir le taux d'extraction actuel jusqu'en 2020, il serait nécessaire de tripler les investissements dans le développement des nouveaux gisements de gaz de Stockman et de Yamal.
L'inertie des technologies de production d'électricité, inertie qui résulte de la longueur de la durée de vie des installations (30 à 40 ans ou plus) et de la longue période nécessaire pour la mise en valeur de nouveaux gisements plus difficilement exploitables (15 à 20 ans), fait qu'il sera impossible d'introduire des changements structurels majeurs dans les 15 à 20 prochaines années.
On peut supposer par ailleurs que les exportations russes d'agents énergétiques, exportations qui ont atteint ces dernières années jusqu'à 35% de la production, (dont plus de 57% du pétrole et des produits pétroliers et 34% du gaz naturel), vont continuer d'augmenter. Ceci s'explique tout à fait si l'on considère par exemple que le prix du gaz exporté est sept fois supérieur à celui qui est destiné à la consommation domestique.
La situation actuelle est aggravée encore par la crise structurelle et d'investissements que connaît l'industrie électrique russe. Le volume des investissements annuels dans le secteur du combustible et de l'énergie a été abaissé à moins d'un tiers ces dernières années, ce qui a suscité une menace réelle pour la sécurité de l'approvisionnement énergétique du pays du fait de l'état insatisfaisant de nombreuses installations du secteur. D'ici 2010, dans la partie européenne de la Russie, l'épuisement des ressources physiques calculées devrait atteindre un taux correspondant à 50 GW de capacité de production d'électricité.

Perspectives à court terme
Dans ce contexte, le groupe Gazprom, qui détient le monopole de la production de gaz en Russie, a annoncé officiellement et fermement fin 1999 la nécessité impérative de remplacer des quantités considérables de gaz par des sources d'énergie alternatives pour la production d'électricité (le déficit de gaz escompté atteindrait plus de 60 milliards de m3 dès 2002, ce qui correspond à presque 50% de la quantité brûlée aujourd'hui dans l'industrie électrique). On notera que le gaz naturel couvre plus de 73% des besoins énergétiques primaires des centrales à combustible fossile situées dans la partie européenne de la Russie, ce qui dépasse les limites admissibles pour un approvisionnement énergétique sûr.
Dans les années à venir, l'évolution la plus vraisemblable de la situation du secteur du combustible et de l'énergie devrait être le scénario d'une diminution de l'extraction de gaz à quelque 500-550 milliards de m3 par an, et à environ 200-250 millions de tonnes par an pour le pétrole (avec la nécessité de remplacer partiellement le gaz dans la production d'électricité). Puis l'extraction devrait progresser à nouveau jusqu'en 2020, à savoir à 600-650 milliards de m3 par an pour le gaz, et à 300-350 millions de tonnes par an pour le pétrole.
On constatera à ce propos que le projet d'une "Stratégie énergétique pour la Russie" prévoit un scénario plus optimiste concernant le développement du secteur énergétique national, particulièrement pour ce qui est du gaz (750 milliards de m3), ce scénario se basant sur la présence de "conditions favorables" (en premier lieu les prix mondiaux et les taxes). Il vaut également la peine de dire que même dans le cas du scénario "favorable", le rôle des sources d'énergie renouvelables avec une technologie économiquement justifiable (énergie hydraulique exceptée) sera limité d'ici 2020 à 8 - 20 millions de tec (soit 0,5 à 1,0% de l'énergie primaire).
Naturellement, pour éviter que la Russie ne tombe dans une crise énergétique, il serait nécessaire de mettre en oeuvre des mesures compensatoires réalisables dans une perspective à court terme et n'exigeant pas trop de capitaux.
On sait que la Russie possède un grand potentiel technique et organisationnel en matière d'économies d'énergie. La mise en oeuvre de ce potentiel permettrait de réduire la consommation actuelle de combustible (900 millions de tec) de 40 à 50%, 40% de ce potentiel d'économie concernant le secteur du combustible et de l'énergie lui-même. Toutefois, sur le court terme (jusqu'en 2005), une économie de seulement 30 à 50 millions de tec serait possible, selon les prévisions, économies incluant 20 à 40 milliards de kWh d'électricité. Ceci correspond à une diminution de la consommation de gaz naturel de 6 à 12 milliards de m3. Un tel niveau d'économie d'énergie exigerait des investissements minimaux de 500 à 800 millions de dollars.
Comme mesure de base réalisable relativement rapidement, les "quartiers généraux énergétiques" du pays envisagent aujourd'hui l'augmentation du taux d'efficacité des centrales à charbon de condensation et de cogénération, ainsi que la reconversion (lorsque cela est possible) sur le charbon de centrales à gaz conçues initialement comme centrales au charbon.
Les estimations montrent qu'avec des investissements d'environ 1,5 milliard de dollars dans des centrales électriques au charbon et d'autres investissements du même ordre dans le développement de l'extraction du charbon, il serait possible de substituer jusqu'à 14 milliards de m3 de gaz par an en 3 à 4 ans. Il y aurait lieu toutefois de prendre en considération ici de sérieux problèmes techniques, économiques et environnementaux dans la mesure où une telle solution irait à l'encontre de la tendance mondiale d'une diminution de l'utilisation du charbon, le combustible le plus aléatoire en termes d'émissions de gaz à effet de serre. On soulignera d'autre part que le taux d'utilisation du charbon dans l'industrie électrique de la Russie est bien inférieur à celui pratiqué dans d'autres pays industrialisés.
C'est toutefois le secteur de l'énergie nucléaire qui, dans une perspective à court terme, présente le potentiel le plus important d'économie de combustible.

Les grandes espérance placées dans l'énergie nucléaire
La dernière mise en service d'une tranche nucléaire en Russie a eu lieu en 1993; la capacité nucléaire totale installée est alors passée à 21,2 GW. En 1998, le gouvernement russe a adopté un programme de développement de l'énergie nucléaire de 1998 à 2005, ainsi que pour la période jusqu'en 2010, programme qui prévoyait une hausse des capacités de production d'électricité nucléaire à 27 - 29 GW d'ici à 2010. Ce programme disposait toutefois de si peu de moyens financiers que même l'achèvement de trois tranches nucléaires dont la construction se trouvait à un stade avancé a été pratiquement stoppé.
La situation a considérablement changé en 2000 lorsque des spécialistes nucléaires ont annoncé que les problèmes essentiels du secteur électrique russe pourraient être largement résolus par le développement de l'énergie nucléaire, dont les principaux atouts sont, à leur avis, les suivants:

  • Augmentation du taux d'utilisation: à la fin du premier semestre 2000, les centrales nucléaires russes
    ont augmenté ce taux de 6% par rapport à 1999, et il a atteint 73,4% (75-85% selon le dimensionnement). En 2000-2001, il est prévu d'augmenter la production d'énergie des centrales nucléaires à 140 milliards de kWh en atteignant le taux d'utilisation du dimensionnement.
  • Prolongation de la durée de vie: les 30 ans de fonctionnement des centrales nucléaires prévus par les dimensionnements russes reflètent l'approche conservatrice d'autrefois et ne correspondent pas au vieillissement réel. Des travaux sont en cours en vue d'allonger la durée de vie des centrales à 40 - 50
    ans.
  • Construction de nouvelles tranches nucléaires.

Selon le Minatom russe, l'énergie nucléaire dispose d'un potentiel de croissance considérable:

  • Réserves d'uranium et infrastructure industrielle qui sont suffisantes pour un quadruplement de la capacité actuelle des centrales nucléaires.
  • Construction en cours de centrales nucléaires représentant une capacité totale d'environ 12 GW dont l'achèvement nécessite des investissements en capitaux de l'ordre de 700 millions de dollars.
  • Conception existante de centrales nucléaires ayant recours à des équipements domestiques dont la réalisation exige des investissements spécifiques de 1000 dollars par kW seulement. (Selon des rapports d'experts indépendants, de tels investissements spécifiques en capitaux aussi faibles ne sont possibles que sur les sites où des fonds préliminaires considérables ont déjà été investis (La Russie a 12 sites de ce type; deux douzaines d'autres sites ont été examinés, les bases en vue de la construction y étant préparées). Ceci correspond au niveau mondial des coûts; pour la nouvelle tranche nucléaire finlandaise par exemple, on escompte 1700 dollars par kW sur un site déjà préparé.)
  • La capacité de l'industrie des machines en matière de construction de composants lourds serait suffisante pour construire quatre tranches VVER-1000 par an.
  • Cinq tranches VVER-1000 de la troisième génération sont projetées ou déjà en construction sous la direction de la Russie (deux en Chine, deux en Inde et une en Iran).

Compte tenu de ce potentiel, deux scénarios de développement de l'énergie nucléaire jusqu'en 2020 ont été développés. Comme le montre ce tableau, en cas de scénario maximal (scénario minimal entre parenthèses), le développement de l'énergie nucléaire entraînerait la substitution supplémentaire de 16 (14) milliards de m3 de gaz naturel par an dès 2005, et de 32 (26) milliards de m3 par an jusqu'en 2010, chiffres à comparer à la consommation actuelle de 36 milliards de m3 par an.
Le besoin total d'investissements qu'exige ce programme est estimé à 2,5 milliards de dollars pour la période jusqu'en 2005, à 12 milliards pour la période de 2006 à 2010 et à 20 milliards pour la période de 2011 à 2020. Minatom propose les sources suivantes de financement pour la mise en oeuvre de ce programme:

  • augmentation des tarifs de l'électricité,
  • utilisation partielle des revenus provenant de l'exportation de gaz ("gazodollars"),
  • réductions fiscales fixées par la loi,
  • dotations budgétaires directes de l'Etat pour le programme nucléaire, en partie pour le financement des mesures d'amélioration de la sûreté des centrales nucléaires,
  • prestation de services à des centrales nucléaires étrangères dans le domaine de la gestion du combustible usé.

Ce programme a été examiné fin mai 2000 par le nouveau gouvernement russe et a trouvé son approbation de principe. La mise en service projetée de la première tranche de la centrale nucléaire de Rostov devrait constituer un événement clé de l'année en cours.

Source

Professeur Andrei Yu. Gagarinski, Institut Kurchatov, Moscou (traduction ASPEA)

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