La domestication du deuxième feu

Par Serge Prêtre, ancien directeur de la Division principale de la sécurité nucléaire (DSN)

31 janv. 2003

Introduction

Ce conte aurait aussi pu être intitulé: "La domestication du feu revisitée". Comme dit la sagesse populaire: L'Histoire se répète. Effectivement, après 700'000 ans de conquête laborieuse du feu, l'histoire se répète à un niveau supérieur. Le deuxième feu c'est l'énergie nucléaire, environ 700'000 fois plus concentrée que le feu, 700'000 fois plus vive et plus délicate à manier et 700'000 fois plus explosive que la dynamite. La production d'énergie à partir de la fission nucléaire s'accompagne de la production en petite quantité de cendres et de gaz environ 700'000 fois plus toxiques que les cendres et gaz accompagnant la combustion classique. L'Histoire se répète à un niveau très supérieur et à un rythme nettement accéléré. Le saut est énorme, mais l'humanité a fait, en 700'000 ans, des progrès qui sont tout aussi énormes. Ce conte essaie de redécouvrir la conquête du feu à la lumière des difficultés actuelles de l'énergie nucléaire et montre les parallélismes.

La domestication du premier feu

Avant d'être une domestication, ce fut une lente et laborieuse conquête. On estime que la conquête du feu débuta il y a environ 700'000 ans, pendant l'âge de la pierre taillée. Les hommes primitifs de l'époque - les pithécanthropes - avaient déjà inventé la notion d'outil. Ils taillaient des morceaux de silex jusqu'à les rendre très coupants et les utilisaient comme couteaux et comme pointes de lances. A cette époque il y avait un plus grand nombre de volcans en activité qu'actuellement et plusieurs tribus de pithécanthropes pouvaient observer au loin une montagne qui fumait. Une montagne qui fume, ça éveille la curiosité, mais aussi la peur. Et pendant longtemps la peur supplanta la curiosité et aucun pithécanthrope ne se hasarda à aller voir un volcan de plus près.

La curiosité plus forte que la peur
Parmi les pithécanthropes, certains étaient de type pionnier: audacieux, entreprenants et même téméraires. Ceux-là allèrent voir le feu de plus près et observèrent. Et ils virent des choses étonnantes:

  • Le feu mange le bois et laisse ses excréments sur place (les cendres)
  • Le feu meurt lorsqu'il n'a plus de bois à manger.
  • Donc le feu se nourrit comme un animal ou peut-être comme un Dieu.
  • Le feu mord lorsqu'on le touche, et fait penser au serpent.
  • Mais le feu mord aussi à distance. On ne peut pas s'approcher d'un gros feu au risque de se brûler la fourrure. Cet effet à distance est incompréhensible; c'est magique.
  • Si l'on choisit la bonne distance, le feu est source de chaleur agréable.
  • Pendant la nuit, le feu donne de la lumière; ça aussi c'est magique.
  • Le feu effraie les animaux qui restent à bonne distance. C'est pratique pour se protéger contre les grands félins, les rhinocéros, les éléphants, etc.
  • Une forte pluie peut tuer le feu.


Essais d'apprivoisement
Après avoir longtemps observé ce phénomène fascinant qu'est le feu, les plus intrépides des pithécanthropes essayèrent de l'apprivoiser. L'idée d'apprivoiser un animal ne leur était pas tout à fait étrangère. Certains avaient déjà essayé d'apprivoiser un jeune chien ou un jeune sanglier ou un jeune singe. Pourquoi ne pas tenter une expérience avec un jeune feu? Et l'on découvrit bientôt qu'on peut alimenter un feu et ainsi le maintenir en vie et qu'on peut circonscrire un feu, et finalement contrôler son étendue et son intensité. Il suffit de l'alimenter avec ni trop, ni trop peu de combustible. Il était aussi important de réaliser qu'on peut tuer un feu en l'étouffant, pourvu qu'il ne soit pas trop grand. Pendant cette phase de familiarisation, le pithécanthrope avait donc appris à aller chercher une branche de bois sec et à l'offrir au feu toujours glouton.
Toutes ces observations et ces premières expériences se passaient là où il y avait un feu. Cela pouvait être un feu allumé par une projection de lave ou par la foudre. Jusqu'à ce moment de l'évolution, personne n'avait encore inventé le truc permettant de transporter le feu.

Débuts de la domestication
C'est alors qu'intervient un pithécanthrope génial, l'équivalent pour l'époque de Albert Einstein. Sa découverte a, pour son époque des conséquences équivalentes à E = me2 pour nous. Il réalise tout simplement qu'une branche qui brûle à une extrémité est froide à l'autre extrémité. On peut donc prendre cette branche en main et la transporter ailleurs. En transportant la branche, on transporte ainsi le feu. Génial!
Et arrivée destination, on peut, à partir de cette torche primitive reconstruire un feu. L'idée était géniale, mais la mise en pratique posa certainement pas mal de problèmes. Il a fallu réaliser qu'un courant d'air trop fort peut éteindre la branche enflammée et qu'un souffle bien dosé peut réanimer un feu en train de mourir. Aforce de patience, l'homme primitif mais téméraire devint ainsi capable d'aller chercher le feu, de l'amener devant sa caverne et d'en faire profiter toute sa tribu.

Fonction éducative du feu
Le pithécanthrope ne savait pas encore faire du feu, mais il savait, maintenant, le transporter. Aller chercher le feu et le ramener chez soi restait cependant une expédition de grande envergure qui pouvait durer plusieurs mois. Donc, lorsqu'on avait enfin le feu devant sa caverne, il fallait s'organiser pour l'entretenir et veiller à ce qu'il ne meure pas, même par forte pluie. Donc le feu apprivoisé exigeait: soin, ordre, entraide, participation, organisation, discipline et responsabilité. Le feu fut peut-être le point de départ de la vie sociale organisée. Il a fallu inventer les équipes de quart, la notion de relais, la notion de contrôle et exiger une discipline de fer soutenue par des punitions très graves en cas d'indiscipline. Et de tout cela commença à germer la notion de responsabilité.

Pouvoir, convoitise et non-prolifération
Celui qui comprenait un peu le feu, qui savait le maîtriser, l'entretenir, le transporter et n'en avait pas peur avait un avantage sur ses compagnons. Cela lui donnait du pouvoir. Ainsi naquirent les sorciers. Les plus téméraires ou malins parmi les pionniers devinrent les sorciers. Ils comprirent très vite que le savoir donne du pouvoir, et qu'ils ont avantage à ne pas divulguer tout leur savoir. C'est ainsi qu'apparut la notion de secret.
Une tribu qui possédait et maîtrisait le feu avait certainement beaucoup d'avantages sur des tribus voisines considérées comme plus primitives parce qu'elles n'avaient pas encore réussi à conquérir le feu. Ces tribus dites sous-développées convoitaient le feu et essayaient de se hisser au niveau de la tribu dominante. Mais les secrets bien gardés et l'entretien de la peur, bien orchestrés par les sorciers, contribuaient efficacement à éviter la prolifération du feu. Il fallait éviter - pensaient-ils de façon encore confuse - que des tribus primitives et peu matures accèdent à une puissance disproportionnée par rapport à leur sens encore sous-développé des responsabilités. A une époque où le langage était encore extrêmement primaire et se composait de quelques douzaines de sons, on avait déjà inventé l'idée de la non-prolifération d'une énergie considérée comme trop dangereuse si elle tombait entre des mains peu scrupuleuses.
Le feu devant la caverne, à peu près domestiqué, offrit bientôt de nouveaux avantages et de nouveaux pouvoirs:

  • On découvrit par hasard ou par accident que la viande grillée est beaucoup plus facile à mâcher que la viande crue. Et elle est aussi nettement plus digeste.
  • C'est aussi probablement par hasard que l'on se rendit compte, que lorsqu'elle est noircie au feu, une pointe de lance en bois devenait plus dure.
  • Lorsque la tribu convoitait une nouvelle caverne et que celle-ci était déjà occupée par des ours, des torches de feu permettaient, la nuit, de déloger les ours et de prendre possession de ce logis plus confortable.


Maîtrise de l'allumage
Si par malheur, le feu de la tribu mourait à cause d'une forte pluie ou d'une erreur humaine (manque de discipline) la tribu risquait une récession de l'ordre de 10'000 ans. Il fallait donc retrouver le feu dans les plus brefs délais et le ramener à la caverne. Le sorcier savait cela et savait aussi que sans le feu il perdait son pouvoir. Ainsi naquit une nouvelle et forte motivation: il faut que nous devenions capables d'allumer un feu à partir de rien. Ou disons: à partir des étincelles qui jaillissent lorsqu'on taille des silex. A force d'essayer et d'essayer encore pendant des milliers d'années, le pithécanthrope finalement réussit à allumer un feu en frappant des silex ou en frottant du bois.
Le feu était conquis! L'être humain primitif savait faire du feu et savait un peu l'utiliser.
Mais il eut des accidents, même des accidents majeurs.

Prise de conscience des dangers graves
Non seulement les fumées qui émanent du feu mais aussi des gaz invisibles qui se dégagent des braises rougeoyantes d'un feu presque éteint peuvent rendre les habitants d'une caverne mal ventilée malades et même les tuer. Donc le feu peut avoir des effets perfides voire diaboliques. Sans s'en rendre compte, on peut respirer des émanations hautement toxiques provenant du feu.
Un autre danger grave est celui de l'incendie de forêt. En période de sécheresse, le feu peut échapper au contrôle, embraser toute une forêt et anéantir toute une tribu ainsi que son gibier. En plus des effets à court terme, cette catastrophe a des effets différés graves. La région devient inhabitable à cause du manque de gibier. Pour que le gibier revienne il faut d'abord que les arbres repoussent et cela prend environ 30 ans. Les tribus concernées doivent donc évacuer et se transplanter vers des lieux plus prometteurs. Ce scénario est celui de l'accident majeur. Après un tel accident, on peut imaginer la discussion animée parmi les survivants qui se posent sérieusement la question: "Ne vaudrait-il pas mieux renoncer au feu et retourner vivre dans les arbres comme les singes?" Cette question recevait déjà à l'époque 3 réponses:

  • La réponse des pionniers: Cet accident est grave, nous admettons, mais sa probabilité est faible. Les avantages du feu sont trop importants pour que l'on puisse songer à y renoncer. Il faut donc accepter ce risque résiduel. C'est le prix à payer pour pouvoir continuer à jouir des avantages offerts par la domestication du feu.
  • La réponse des gens de l'ordre: Cet accident est grave et ne doit plus se reproduire. Il faut renforcer les règles, les contrôles, la supervision et les punitions en cas d'indiscipline. Il faut aussi séparer le feu de la forêt en maintenant une zone propre et sans bois ni brindilles autour du feu. Il faut augmenter le nombre de guetteurs (les premiers pompiers!) en cas de sécheresse et de grand vent.
  • La réponse des écologistes soucieux de ne pas perturber l'ordre naturel: Cet accident apporte la preuve que nos thèses sont justes. Il ne faut pas jouer avec le feu. Le feu n'est pas fait pour l'Homme. Il est l'apanage des Dieux. Respectons l'ordre naturel et retournons vivre dans les arbres, sans feu, comme la Nature l'a voulu.


Renoncer par sagesse
Renoncer au feu aurait pu être un acte de grande sagesse, mais il y avait certaines tribus voisines qui, elles, ne voulaient pas y renoncer. Comme 4 ou 5 tribus vivaient dans la même forêt, on était tous à la merci de la tribu la plus stupide qui embraserait toute la forêt. Cette argumentation renforçait encore la connivence tacite de non-prolifération du feu. Il fallait vraiment s'assurer que les tribus moins matures n'accèdent pas au feu et que les tribus disposant déjà du feu démontrent qu'elles fonctionnaient de façon sérieuse et responsable.
On peut s'imaginer que quelques tribus scrupuleuses renoncèrent au feu, du moins pendant un certain temps. Mais les glaciations arrivaient et il fallait survivre au froid.

Les scrupules balayés
Pendant 700'000 ans, le pithécanthrope dû survivre à 3 glaciations. Son évolution fut très lente, car il employait toute son énergie pour survivre et essaimer. Cependant son outillage se diversifia et à part la pierre, il utilisa aussi l'os. Il s'essaya à domestiquer certains animaux comme la chèvre et à cultiver une ou deux céréales. Le feu a peut-être été l'élément majeur qui a permis au pithécanthrope de survivre à 3 glaciations et pendant ce temps à se transformer petit à petit en homosapiens.

Une avalanche de symboles
Le feu est un phénomène universel qui, avant la percée de l'esprit scientifique, était utilisé pour expliquer toutes sortes de choses bonnes ou mauvaises. Les notions de chaleur, confort, purification et remède étaient associées au feu de façon positive. Les notions de brûlure, douleur, destruction et danger lui étaient associées de façon négative. En outre, le feu était un symbole de puissance, de respect et de transformation de la matière. Les notions de magie et de divinité étaient aussi associées au feu. On comprend que le feu fascinait et occupait une bonne partie de l'inconscient des peuples primitifs. Le feu était devenu l'expression concrète de nombreuses notions abstraites et encore très confuses qui hantaient l'âme de chacun: Le feu comme symbole de la purification ou de la destruction ou de la puissance. De nos jours, c'est l'énergie nucléaire avec la radioactivité qui lui est associée qui ont repris le relais du feu dans cette aptitude à tout expliquer: le dépérissement des forêts, l'augmentation du taux de leucémie, les malformations congénitales etc.

L'eau chaude
Il y a environ 10'000 ans se terminait la dernière glaciation. Le climat devenait tempéré et offrait un bon point de départ vers une réelle évolution. Il y a environ 7'000 ans, une nouvelle application du feu faisait son apparition: La poterie. Avec l'apparition de récipients pratiques en terre cuite il devenait possible de chauffer de l'eau et d'inventer la cuisson des aliments. 2000 ans plus tard, c'est l'âge du bronze et le début de la métallurgie. Et environ 1 à 2 millénaires avant notre ère débute l'âge du fer.

La quiétude perdue
Après l'invention du bateau, de la roue et du bras de levier les progrès s'accélèrent. Les grandes civilisations (égyptienne, grecque, romaine, ....) apparaissent. On invente l'écriture, la poulie, le moulin à vent, le moulin à eau, et nous voilà déjà au Moyen-Age.
Une nouvelle application du feu fait son apparition: la poudre explosive appelée plus tard poudre à fusil ou poudre à canon. Grâce à cette nouvelle application du feu, on peut tuer l'ennemi à plus grande distance. Les guerres deviennent beaucoup plus meurtrières. L'idée d'une humanité vivant dans la quiétude du Jardin d'Eden est définitivement enterrée. Pour essayer de redonner un peu de tranquillité aux populations très demandeuses de quiétude, on invente les guetteurs, les postes de garde, les corps de sapeurs-pompiers et les fortifications.

En soi ni bon ni mauvais
Le feu en soi n'est ni bon ni mauvais, mais l'utilisation qu'on en fait peut être bonne ou mauvaise. Certaines personnes, traumatisées par les applications guerrières et destructrices du feu, ne pourront cependant pas s'empêcher de considérer le feu comme bouc émissaire de tous les maux de la civilisation, et demanderont à nouveau son abolition. Mais le point de non-retour avait déjà été franchi depuis longtemps.

La banalisation
Avant le début du 19ème siècle, faire du feu était possible pour chaque famille, mais ce n'était pas si simple. Avec une sorte de briquet à silex qui exigeait une certaine force, on enflammait d'abord de l'amadou et on communiquait la flamme à une fine bûchette de bois. Donc faire du feu n'était pas à la portée d'un enfant de 4 ans. C'est alors qu'apparurent les allumettes. Faire du feu n'importe où et n'importe quand devenait possible pour n'importe qui. On venait d'atteindre le stade de la banalisation. Le feu, jadis privilège réservé à une élite devenait populaire et banal. Les moralistes pessimistes avaient amplement prophétisé que l'humanité n'était pas mûre pour survivre à la banalisation du feu. Selon eux, toutes les villes risquaient d'être bientôt détruites par de gigantesques incendies déclenchés par inattention, étourderie, imprudence, maladresse ou irresponsabilité. En fait il y eut beaucoup d'incendies, déjà avant et aussi après l'apparition des allumettes. La banalisation du feu n'a pas vraiment aggravé la situation car la fonction éducative du feu touchait maintenant tout le monde. Avec l'arrivée de la banalisation du feu, la société humaine était obligée de devenir plus responsable. Davantage de risques et plus de vulnérabilité ne conduit pas forcément à plus de catastrophes. Cela peut conduire à une élévation du sens des responsabilités.

La percée définitive
Jusqu'à cette époque, l'humanité utilise le feu pour faire la cuisine, pour se chauffer, pour s'éclairer, pour la poterie et la métallurgie. La grande invention qui restait à faire concernait le domaine de la mécanique: Personne n'avait encore réussi à utiliser le feu pour produire une force ou un mouvement. Or l'humanité avait un urgent besoin de force en particulier pour soulever, porter et transporter des gros poids. Lorsqu'on avait besoin de force, on recrutait des esclaves ou on attelait des chevaux ou on utilisait la force hydraulique ou celle du vent. Il manquait à l'humanité quelque-chose d'importance primordiale: le moteur. La machine à vapeur fut inventée par Watt en 1752 et le moteur à explosion environ un siècle plus tard. Les différents types de moteurs à combustion qui propulsent actuellement automobiles, camions, locomotives, avions et bateaux et font fonctionner grues, pelles mécaniques et tracteurs sont la preuve de la complète domestication du feu, que nous appelons ici le premier feu.
Avec la banalisation, le feu était devenu définitivement dédramatisé, démystifié et dans un certain sens sécularisé. La recherche scientifique et technique devenait plus libre; la peur d'être accusé de sorcellerie et de finir prématurément sa vie sur un bûcher avait disparu. La créativité scientifique et technique pouvait se déployer une pleine liberté. Tous les possibles devenaient possibles.

La domestication du deuxième feu

L'énergie nucléaire a fait ses débuts dans une période d'euphorie à l'égard de la science et du progrès. L'époque des pionniers audacieux, entreprenants et même téméraires fut celle de la construction des premières bombes atomiques. A cause du secret militaire, les connaissances scientifiques acquises ont été confisquées par une élite de physiciens qui reprenaient ainsi le rôle des sorciers. Les nations qui commençaient à maîtriser la technologie nucléaire obtenaient grâce à ce savoir un pouvoir extraordinaire. Comme les autres nations convoitaient cet avantage, le vieux concept de la non-prolifération réapparu. Le secret continua donc d'enrober une bonne partie des connaissances relatives au nucléaire.
Les symboles archaïques, que le feu avait suggérés 700'000 ans plus tôt, réapparurent:

  • L'apprenti sorcier dépassé par son invention.
  • L'appropriation d'une secret réservé aux Dieux.
  • La peur de la punition divine.
  • La souillure d'une Nature considérée comme vierge.
  • La peur de provoquer l'Apocalypse.


Hiroshima et Nagasaki
Le bombardement atomique des villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki fut d'une brutalité gigantesque et démontra de façon horriblement concrète que ce deuxième feu encore inconnu avait effectivement le potentiel de provoquer l'Apocalypse. Dans un laps de temps très bref, ces 2 explosions nucléaires tuèrent plus de 120'000 personnes par leurs effets mécaniques (onde de choc, projectiles) et thermiques (brûlures et incendies). Plus tard, on recensa quelque 50'000 survivants qui furent surnommés "hibakusha" et pour chacun d'eux on calcula la dose de radiation reçue en fonction du lieu où il se trouvait au moment de l'explosion. Et ensuite débuta un méticuleux suivi médical des "hibakusha" qui persévère encore actuellement. Cette étude épidémiologique permit de mettre en évidence une légère augmentation des taux de leucémie et de cancer parmi les "hibakusha". Si pour le Japonais moyen, la probabilité de mourir d'un cancer est de l'ordre de 25%, pour un "hibakusha" elle est de l'ordre de 27%. Les coutumes alimentaires, le tabagisme et la consommation de médicaments ont pour les "hibakusha" plus d'influence sur leur probabilité de cancer que l'irradiation subie lors des bombardements nucléaires. Néanmoins cette étude démontra l'existence d'une possible relation de cause à effet entre radiations nucléaires et cancer et on oublia de préciser que cet effet n'avait qu'une faible probabilité d'apparaître. La peur du cancer déborda sur la peur des radiations. Et les «hibakusha» vécurent et vivent encore dans la peur de mourir bientôt du cancer. Statistiquement ce sont chaque année environ 10 "hibakusha" qui meurent des suites de l'irradiation subie en août 1945.

Influence de la télévision
Grâce à la télévision et aux films de science-fiction, les symboles archaïques et les peurs furent fortement amplifiés et vivifiés. Le doute réapparaît et d'une façon générale la confiance en la science et le progrès s'étiole. Des accidents graves qui auraient dû rester virtuels se produisent réellement et ébranlent même la confiance des supporters du nucléaire. Les groupes d'écologistes et de puristes deviennent importants et organisés et demandent l'arrêt définitif du nucléaire. L'énergie nucléaire repose la question du sens profond de la quiétude et est considérée comme mettant la démocratie en danger à cause de son caractère élitiste et ésotérique. La radioactivité réveille le sens du temps que les gens aimeraient ressentir comme cyclique alors qu'il s'écoule linéairement. Les déchets hautement radioactifs éveillent le sens du patrimoine à transmettre à des générations très éloignées dans le futur.

Tchernobyl
L'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl fut une grave catastrophe dont l'effet dominant est la contamination radioactive sévère de quelques milliers de kilomètres carrés de terrains rendus inhabitables pendant plusieurs décennies. Ses effets sanitaires sur les populations locales et régionales se sont avérés être cependant en deçà des prédictions et très en deçà des représentations. En particulier, les observations médicales ne permettent pas de conclure à une augmentation des taux de leucémie ni de malformations génétiques. Par contre on observe une forte augmentation du cancer de la thyroïde chez les enfants. L'état de santé des populations de l'Ukraine et de la Biélorussie est effectivement très médiocre mais il s'agit d'un constat général concernant au même degré les zones contaminées et les zones non-contaminées. Malheureusement les gouvernements de ces pays, étant à la recherche d'aides humanitaires, propagent une information très différente. Il est pour eux stratégiquement avantageux de rendre la catastrophe de Tchernobyl responsable de tous leurs maux, qu'ils soient sanitaires, économiques ou écologiques. Ainsi se crée une pseudo-réalité propagée avec vigueur qui étouffe la réalité scientifique restée discrète. Dans quelques décennies, lorsque les émotions se seront refroidies, l'humanité prendra connaissance du bilan réel de la catastrophe de Tchernobyl. C'est un bilan lourd et compliqué, mais ce n'est pas le début de l'Apocalypse. L'ampleur et la gravité de cette catastrophe restent comparables à celles de catastrophes naturelles telles qu'éruption volcanique, tremblement de terre ou raz-de-marée. Plus tard on conclura peut-être que la peur des radiations aura fait plus de dégâts que les radiations elles-mêmes.

Les déchets radioactifs
Le patrimoine que l'humanité d'aujourd'hui lègue aux générations futures ne se compose pas seulement de connaissance, d'expérience, d'œuvres d'art, ou de réalisations techniques. Il se compose aussi de déchets pratiquement indégradables, dont certains sont hautement toxiques. Certains de ces déchets dont le CO2 (issu du premier feu!), le plomb, l'arsenic ou le mercure existaient déjà avant l'apparition des déchets de l'énergie nucléaire mais l'humanité ne s'était pas encore posé beaucoup de questions d'éthique à leur sujet. Le mérite des déchets radioactifs c'est d'avoir soulevé et mis au grand jour ce problème d'éthique tout-à-fait nouveau et grave. Il s'agit de notre responsabilité vis-à-vis de générations très éloignées dans le futur.
La gestion de ces déchets consiste en leur concentration, leur confinement et leur isolation de la biosphère pendant des temps très longs. Les lieux d'isolement envisagés sont certaines couches géologiques profondes, sèches et stables. Si la technique du lancement de fusées était très fiable, on pourrait aussi se débarrasser définitivement de certains déchets en les envoyant dans l'univers ou dans le soleil. Comme l'humanité d'aujourd'hui n'est pas encore vraiment sûre de ses choix et hésite à prendre des décisions définitives et irréversibles, les déchets radioactifs vont être conditionnés, enrobés et entreposés en attendant que les progrès de la science et de la technique apportent une solution acceptable et accepté.

Le néo-romantisme faiblit
Vers le passage au nouveau millénaire un autre mouvement s'est mis en route. Il s'agit d'un changement d'attitudes ou même de paradigme qui est difficile à décrire en quelques mots. Ce nouveau paradigme pourrait avoir débuté avec la chute du mur de Berlin, la Glasnost, le collapse du communisme, représentant ensemble la victoire de l'authentique et du raisonnable sur l'artificiel et le mensonge. Ce mouvement a été renforcé par l'émergence de la globalisation du marché mondial et de la compétition totale. Des nouveaux critères de jugement apparaissent comme par exemple l'assurance qualité, la certification et l'accréditation. L'optimisation et la compétence regagnent en vigueur. Les privilèges et les chasses gardées disparaissent. Le respect qui s'appuyait sur l'éthique change de camp et s'appuie de plus en plus sur l'efficacité. La percée des téléphones mobiles et de l'Internet redonne confiance en la science et la technique. En outre, le changement de siècle et de millénaire a un effet stimulant radical: beaucoup de jeunes gens réalisent que le futur a débarqué et qu'il faut s'adapter si on veut survivre.
Le néo-romantisme du dernier tiers du 20ième siècle accompagné de son mouvement écologiste s'affaiblissent alors qu'un néo-pragmatisme ou une sorte de positivisme est en train de gagner du terrain.

Sécularisation et banalisation
Le caractère élitaire, secret, ésotérique et par là arrogant du nucléaire disparaît avec la disparition des pionniers. La nouvelle génération de responsables ne présente plus cette identification avec l'énergie nucléaire qui s'accompagnait d'émotions et était devenue presque fanatique. On assiste à une sorte de démystification un peu comparable à la sécularisation de la médecine. Le dialogue entre supporters et opposants du nucléaire perd son caractère fanatique et devient plus objectif, et du coup moins spectaculaire.
Dans un certain sens, ce qui se passe actuellement est aussi une sorte de déféodalisation. Ce qui était noble devient commun ou banal. La banalisation du nucléaire est comparable à la banalisation de l'aviation. On prend l'avion comme on prend le train ou l'autobus et les pilotes, jadis des héros, sont devenus des employés syndicalisés des sociétés d'aviation.
Bien sûr, l'ouverture globale des marchés a accéléré la banalisation de l'aviation. Avec la pression de la concurrence, les sociétés d'aviation se sont vues obligées d'économiser sur tous les fronts et on est actuellement encore soucieux de l'évolution de la sécurité des transports aériens. Mais, la concurrence brutale incite à plus d'efficacité et plus d'effectivite, aussi dans le domaine de la sécurité. Et, comme pour le feu, la banalisation conduit à une amélioration du sens des responsabilités et à des innovations efficaces aussi dans le domaine de la sécurité.

Indifférence
Le produit de cette banalisation sera l'indifférence. La société humaine va se focaliser sur d'autres problèmes et petit à petit oublier cette controverse. Le nucléaire ne sera finalement ni accepté ni refusé; le problème restera refoulé.
Mentionnons pour terminer que la banalisation en soi n'est pas une évolution positive ni glorieuse. La banalisation va poser des problèmes de sécurité nucléaire: il faudra veiller à ce que le niveau d'excellence ne se désagrège pas trop. Mais comme pour le feu et l'aviation, la banalisation va s'accompagner d'un accroissement du sens des responsabilités. Ceci n'empêchera pas totalement l'apparition d'accidents. Mais grâce à des innovations techniques, les accidents nucléaires seront moins graves et l'humanité s'y habituera.
Qui dit banalisation dit simultanément libération. L'énergie nucléaire va se libérer de sa lourde gangue composée de symboles, de peurs, de mysticisme, d'arrogance, de magie, de secret et d'élitisme. La banalisation apporte l'indifférence et l'indifférence libère de tous ces pénibles attributs.

Epilogue
Il y a environ 700'000 ans, la lente domestication du feu marqua le début de l'épopée humaine. Et le feu fut l'agent principal du progrès et de la civilisation. Actuellement, nous débutons un deuxième cycle et l'histoire se répète à un niveau très supérieur. L'énergie nucléaire (le deuxième feu) annonce le début de quelque chose de nouveau et d'énorme qui éveille d'abord des peurs ancestrales mais qui prendra le relais du premier feu et propulsera l'humanité vers un futur encore inconcevable.

L'auteur et le dessinateur
L'auteur, Serge Prêtre, est physicien. Il s'est consacré professionnellement à la protection contre les rayonnements ionisants et a acquis dans ce domaine un renom international. Dans le cadre de ses responsabilités auprès des autorités suisses de sûreté nucléaire, il a, entre autres, été amené à gérer la situation de crise créée par les retombées de Tchernobyl en Suisse. En outre, il a suivi avec attention l'évolution de la critique du nucléaire et a essayé de comprendre les attributs de son acceptation ou de son refus. Dans ce texte, Serge Prêtre tente d'établir un parallèle entre la laborieuse domestication du feu et les difficultés actuelles d'acceptation de l'énergie nucléaire.
Le dessinateur Karl Brellinger a passé son enfance dans une région industrielle du centre de l'Allemagne communément appelée "la région du charbon brun". Il a une formation d'électricien et a depuis passé un diplôme de technologie de construction en énergie nucléaire. Il travaille pour une Entreprise d'électricité leader en Allemagne, où il prépare et conçoit des règles d'assurance de la qualité pour les centrales nucléaires. Pour ses loisirs, il est un passionné de carnavals et de livres d'histoire. Depuis son enfance, il adore dessiner des caricatures. Il a développé son propre style qui instantanément nous fait partager les sensations des personnages.

Source

Dr. Serge Prêtre/C.P.

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