La politique énergétique entre économie et société
Extrait de l'exposé présenté lors de la 54e conférence hivernale de l'Union suisse des arts et métiers du 15 au 17 janvier 2003 à Klosters.
M. Michael Kohn est président du groupe de travail zurichois "Kapital und Wirtschaft" et de la commission énergétique de la Chambre de commerce internationale (ICC), Paris
A. Introduction: polarisation au lieu de consensus
Les fêtes de fin d'année ont été plutôt moroses pour les Suisses. Les perspectives d'avenir ne sont pas réjouissantes. L'économie suisse stagne, le nombre de chômeurs augmente. Le pessimisme n'est certes pas de mise, mais le recul de la conjoncture et l'incertitude économique préoccupent la population. La Suisse devra se retrousser les manches pour pallier ses faiblesses et remédier à ses lacunes.
Il existe cependant des secteurs qui vont fondamentalement bien si on ne leur cherche pas de maladies: l'approvisionnement énergétique de notre pays en est un, Dieu merci! Une politique énergétique bien organisée est une des conditions sine qua non d'une reprise de l'économie. Notre approvisionnement énergétique est effectivement performant et moderne, les institutions internationales, telles que l'Agence internationale de l'énergie (AIE), lui attribuent constamment de bonnes notes et il est également respectueux de l'environnement. Nous avons des raisons d'en être satisfaits.
Néanmoins, comme beaucoup d'autres domaines, le secteur de l'énergie, en Suisse, est divisé en deux camps: les contents et les mécontents, autrement dit ceux qui sont satisfaits de notre système d'approvisionnement énergétique, et ceux qui trouvent que la Suisse se fourvoie et qui souhaitent une restructuration du système; ceux qui souhaitent conserver un approvisionnement énergétique qui respecte tant les impératifs de l'économie que ceux de l'écologie, tant les enjeux des entreprises que ceux de l'Etat, et ceux qui, rassemblés sous la bannière du "tournant énergétique", souhaitent une autre politique, qui accorde la priorité à l'écologie et un rôle accru à l'Etat. Pour les premiers, l'énergie est avant tout une "commodi-ty", une marchandise dont on attend qualité, pérennité, rentabilité et respect de l'environnement; pour les autres, la politique énergétique représente un genre de politique sociale qui vise à un changement des structures, se détourne de la grande technologie et des formes d'énergie traditionnelles et exige des solutions décentralisées. Cette antinomie est à l'origine d'une polarisation croissante. La base de discussion qui permettrait d'aboutir au consensus tant espéré en politique énergétique a disparu.
Nous allons examiner ci-après la qualité de l'approvisionnement énergétique suisse par rapport aux exigences d'une société industrielle moderne, et détailler les forces et les actions qui peuvent actuellement véritablement améliorer le système, l'affaiblir sans le vouloir, ou qui visent à le révolutionner complètement.
B. La politique énergétique suisse est une réalité
1. Fiche signalétique de l'actuelle politique énergétique
La Suisse a une politique énergétique, et une bonne!
Depuis des dizaines d'années, et aujourd'hui encore, l'approvisionnement énergétique repose sur le marché. Une économie énergétique performante, certes critiquée sans cesse, permet d'approvisionner les consommateurs en lumière, force et chaleur où qu'ils se trouvent, en permanence et à des prix abordables. Comme le marché ne peut pas tout régler, le législateur lui a imposé un cadre: un texte central dans la Constitution fédérale (art. 89: Politique énergétique), un ensemble assez interventionniste de lois et d'ordonnances fédérales, cantonales et communales, et en particulier des dispositions sur l'utilisation de l'énergie nucléaire, sur le transport et l'approvisionnement en l'énergie électrique , ainsi que sur la protection de la santé.
Au cœur de ce dispositif légal, l'article constitutionnel prévoit que: "Dans les limites de leurs compétences respectives, la Confédération et les cantons s'emploient à promouvoir un approvisionnement énergétique suffisant, diversifié, sûr, économiquement optimal et respectueux de l'environnement, ainsi qu'une consommation économe et rationnelle de l'énergie."
L'approvisionnement énergétique repose donc sur trois piliers et doit satisfaire aux critères suivants. Il doit être
- suffisant et sûr,
- économiquement optimal, et
- respectueux de l'environnement.
On remarque que ce qui caractérise ce concept est l'équilibre entre l'économie et l'écologie.
Pour atteindre ses buts de politique énergétique, la législation prévoit en outre les postulats et mesures suivants:
- Des économies d'énergie, qui ménagent le porte-monnaie, les ressources naturelles et l'environnement;
- La diversification, qui permet d'éviter la dépendance d'un type d'énergie et de pallier la grande dépendance du pétrole en lui substituant d'autres énergies;
- La recherche, qui vise à développer de nouveaux systèmes facilitant les économies d'énergie, à découvrir de nouvelles sources d'énergie respectueuses de l'environnement et à encourager leur utilisation.
Voilà en peu de mots les grandes lignes de notre politique énergétique, qui fonctionne bien depuis des années. Cette politique se caractérise par l'ouverture des frontières, avec des importations de pétrole et de gaz toujours importantes et des échanges d'électricité internationaux. On peut la qualifier de politique libérale intégrant l'information, la liberté de choix et l'initiative privée, encadrée par une législation spécifique (interdictions et obligations). Il s'agit bien entendu d'une politique énergétique qui, dans le cadre de l'article constitutionnel et de la loi sur l'énergie, ne prévoyait pas d'impôts ou de taxes. Somme toute, il s'agit d'une politique qui est ancrée dans le consensus social et économique (l'article sur l'énergie a été accepté à une large majorité), elle ne nuit pas aux bases économiques, ne détruit pas brutalement des structures fiables et ne préconise pas une politique énergétique expérimentale (elle ne refuse pas non plus l'énergie nucléaire). Elle est conçue comme un service rendu à l'économie et à la société et peut être considérée comme un modèle du genre.
Si l'on fait un bilan de la politique énergétique pratiquée jusqu'ici, on constate que ces postulats ont été respectés, peut-être pas avec trop d'enthousiasme, mais toujours de manière ciblée. Les programmes fédéraux Energie 2000 et Suisse Energie sont pour beaucoup dans leur réalisation.
Les économies d'énergie ne sont pas une parole en l'air en Suisse. Certes, des améliorations dans ce domaine sont toujours possibles. Mais le Suisse n'est pas un gaspilleur d'énergie. Sa contribution à la pollution mondiale est des plus minimes. La Suisse figure dans les derniers rangs en matière de consommation énergétique par habitant. Parmi les pays industrialisés, elle reste le pays avec l'intensité énergétique la plus réduite, c'est-à-dire avec la plus faible consommation par unité de produit social brut, la moyenne de l'AIE étant deux fois plus élevée et la moyenne américaine trois fois plus.
La diversification, deuxième postulat de la Constitution, est en progrès. La part du pétrole dans l'approvisionnement énergétique suisse a baissé de 80 à 60% depuis le choc pétrolier de 1973. Ce recul est imputable à une forte augmentation du recours au gaz naturel, plus respectueux de l'environnement, ainsi qu'à une plus grande part de l'électricité. L'approvisionnement en électricité, indépendant du pétrole, repose pour 60% sur l'énergie hydraulique et pour 40% sur le nucléaire.
En matière de recherche énergétique, le troisième postulat, la Suisse n'est pas non plus en reste. Avec un budget public de 0,05% du produit social brut, elle a figuré en 2001 au 3ème rang derrière le Japon et la Finlande. Si l'on ne tient compte que des dépenses dans les domaines non nucléaires, la Suisse arrive au 2ème rang, avec les Pays-Bas. Cette statistique ne concerne que les subventions publiques, qui se sont élevées en 2001 à 173 millions de francs et sont provenues essentiellement de la Confédération. A cela s'ajoute l'importante contribution de l'économie privée, d'une valeur de 725 millions de francs, ce qui donne un total de près de 900 millions de francs consacrés à la recherche énergétique en 2001. Ce n'est pas peu.
Le portefeuille de la recherche paraît aussi conforme à notre époque. Des 173 millions de francs de fonds publics à disposition, un tiers est consacré à l'utilisation rationnelle de l'énergie, un tiers aux énergies renouvelables et un tiers seulement à l'énergie nucléaire, alors qu'en 1982, encore 60% des fonds étaient consacrés à l'énergie nucléaire. S'ajoute à cela le fait que les dépenses du secteur privé portent principalement sur l'utilisation rationnelle de l'énergie et sur les énergies alternatives. L'affirmation des défenseurs de l'environnement selon laquelle la recherche sur les énergies renouvelables serait négligée en Suisse est donc une fable.
Ce qui nous amène à nous attarder un peu sur la question de la protection de l'environnement. Sur le plan écologique, quoi qu'en disent les Cassandre, la Suisse est dans le peloton de tête. Parallèlement à une législation avancée sur la protection de l'environnement, ce sont surtout les mesures visant à atténuer les problèmes liés aux changements climatiques, à savoir la loi sur le CO2, qui ont donné une composante écologique à notre politique énergétique. Le fait est que la Suisse est le premier pays à avoir une loi moderne sur le CO2. Avec cette loi, la Suisse, empressée d'appliquer les accords de Kyoto, s'engage à réduire d'ici à 2010 ses émissions de CO2 (qui représentent actuellement 0,2% des émissions de CO2 dans le monde) de 10% par rapport à leur taux de 1990. Afin de réaliser cette baisse de 10%, les secteurs des combustibles et des carburants devront réduire leurs émissions respectives de 15% et 8%. Cinq ans après la rédaction des textes à Kyoto en 1997 et dix ans après Rio, alors que le protocole de Kyoto, qui a force de loi sur le plan international, n'est pas encore entré en vigueur- les Etats-Unis s'étant retirés du traité et la Russie, le Canada, et même la Suisse, ne l'ayant pas encore ratifié - la Suisse se prépare docilement pour 2004, année au cours de laquelle une décision concernant la taxe sur le CO2 est prévue. Alors que les autres pays, à part l'Allemagne zélée, ne sont pas encore venus à table, la Suisse se force déjà à ingurgiter le menu de politique climatique, dont certains plats sont plutôt indigestes.
Actuellement, la loi sur le CO2 en est encore à la phase de la liberté de choix. L'Agence de l'énergie pour l'économie (AenEC) travaille à ce que les mesures de réduction prescrites soient appliquées dans les secteurs de l'industrie, du commerce et des services. Les cantons se concentrent sur les bâtiments et préconisent le mode de construction Minergie, qui devrait permettre d'économiser quelque 50% des frais de combustibles. La Confédération s'occupe des transports. Malgré un accord en vue de l'importation de véhicules consommant toujours moins, l'objectif fixé ne pourra guère être atteint, les acheteurs de voitures privilégiant les véhicules lourds et performants, qui consomment plus que "Berne" ne le voudrait. Les transports doivent réduire leurs émissions de CO2 de 8% par rapport au niveau de 1990. Mais actuellement, le taux d'émissions est déjà supérieur de 7% à celui de 1990. Les mesures prévues, comme l'étiquette Energie pour les voitures, la promotion des carburants sans soufre et une éventuelle baisse du prix des carburants gazeux ne suffiront pas. Récemment, le Conseiller fédéral Leuenberger déclarait au Parlement: "S'il est un secteur pour lequel on peut déjà prévoir qu'une taxe sur le CO2 sera inévitable, c'est bien le secteur des transports".
Si la Suisse doit pratiquer seule la protection du climat en appliquant le protocole de Kyoto, et que, pour y satisfaire, elle est obligée d'envisager une taxe sur le CO2 allant jusqu'à 50 centimes par litre de carburant, il serait convenable que lors du calcul du montant de la taxe, le Conseil fédéral et le Parlement tiennent compte des allégements que prévoit le protocole de Kyoto: en effet, selon le texte de Kyoto, les puits de carbone, comme la forêt et les écosystèmes terrestres, peuvent être intégrés dans les bilans d'émissions. Ces puits retiennent eux aussi le dioxyde de carbone produit par la combustion d'énergies fossiles. Or la loi sur le CO2 n'en tient pas compte. Je ne vois pas pourquoi les bons petits Suisses devraient servir d'exemple et s'imposeraient des restrictions supplémentaires. Les instituts de recherche sont en train de calculer le potentiel indigène de réduction des émissions de CO2. Quoi qu'il en soit, la Suisse ne peut pas se permettre de suivre deux politiques climatiques et de servir deux maîtres à la fois: le protocole de Kyoto et la loi sur le CO2. D'après ce que l'on entend dire, l'UDC souhaite attirer l'attention sur ce paradoxe lors du prochain examen de la ratification du protocole de Kyoto au Conseil national. Il est probable que le PRD, grand défenseur de l'économie, se désintéressera une fois de plus du problème.
On peut dire en résumé ce qui suit: notre politique énergétique est saine et solide. Pourtant, on essaie toujours de la retravailler, car certains groupes, surtout les milieux écologistes, la trouvent trop timide, pas assez "verte". C'est pourquoi on préconise ce qu'on appelle le "tournant énergétique", quelle que puisse être la signification de ce terme. On répète que le système énergétique suisse est malade. Mais c'est un malade imaginaire.
2. Faiblesses et maladresses de la politique énergétique
Malgré toutes ces qualités, notre système d'approvisionnement énergétique présente quelques faiblesses auxquelles il est possible de remédier -non pas dans l'optique de révolutionner complètement le système, mais pour supprimer certaines maladresses et lacunes.
L'une de ces faiblesses est notre assez grande dépendance vis à vis de l'étranger et le manque de diversité de nos sources d'énergie. Les combustibles fossiles se taillent la part du lion, avec 60% de l'énergie consommée issue du pétrole et plus de 12% du gaz naturel. Certes, l'uranium utilisé dans l'énergie nucléaire n'est pas non plus d'origine helvétique, mais sa densité énergétique permet des cycles d'exploitation plus longs. Dans l'optique de l'intégration à l'Union européenne et de la coopération internationale, la dépendance par rapport à l'étranger n'est plus un péché capital. Nous sommes toujours prisonniers de l'idée de l'approvisionnement économique en cas de guerre, d'heureuse mémoire. Mais la politique climatique, d'une part, et l'épée de Damoclès de développements internationaux tels qu'une guerre en Irak, d'autre part, nous rappellent à quel point nous sommes dépendants du pétrole. Une gestion fiable des réserves, étayée par la loi sur l'approvisionnement du pays, devrait permettre à la Suisse de survivre à une période de guerre sans trop de restrictions-à condition que la guerre soit aussi courte qu'on le prétend.
Une autre faiblesse de l'approvisionnement énergétique est le système de monopole dans le domaine de l'électricité. La loi sur le marché de l'électricité (LME) vient d'être rejetée. Le souverain a refusé l'ouverture du marché, la libéralisation et la concurrence. Nous analyserons plus tard les raisons de ce refus. Il se trouve que les ménages privés n'étaient pas particulièrement intéressés par une ouverture du marché, parce que le monopole a toujours fonctionné et que les prix étaient compétitifs. Les entreprises à forte consommation d'énergie, de par leur poids sur le marché, avaient également profité d'une concurrence anticipée entre les fournisseurs d'électricité. Le secteur des arts et métiers et les PME, surtout celles pour lesquelles le prix de l'électricité entre en compte dans la production, sont les grands perdants. Les PME continuent à payer en moyenne l'électricité plus de 40% plus cher que leurs concurrents étrangers. La pression en vue d'une réduction des prix a pour l'instant disparu. C'est l'une des lacunes du système.
La réaction au refus de la LME par le peuple a d'abord été la perplexité, puis un regain d'activité verbale. La presse a regorgé de conseils bien intentionnés, mais l'enfer est pavé de bonnes intentions. Certaines grandes entreprises vont tenter de se servir de la loi sur les cartels pour se frayer un accès au réseau. Le Tribunal fédéral, et le Conseil fédéral probablement aussi, auront à traiter des questions juridiques délicates. Mais la loi sur les cartels ne peut pas remplacer la LME. Certains voient le salut dans un accord de branche qui pourrait réaliser l'ouverture du marché sur une base facultative, mais la probabilité d'un tel accord est faible. Selon des analyses récentes de l'Office fédéral de l'énergie, il faudrait renoncer à une ouverture totale du marché et fonctionner sur la base de deux marchés séparés: un pour les entreprises, les producteurs et les fournisseurs d'électricité, avec un accès réglementé au réseau et des prix compétitifs, et l'autre pour les particuliers, qui resteraient intégrés dans les structures de monopole actuelles, mais auxquels il faudrait garantir des prix adaptés. Cette conception duale ne prendra pas non plus. Le marché est indivisible. A partir du 1er juillet 2007, tous les consommateurs, y compris les particuliers, seront concernés par l'ouverture du marché de l'électricité sur tout le territoire de l'Union européenne. La seule solution raisonnable pour notre pays serait de présenter un nouveau projet de loi, une "LME 2" améliorée et plus compréhensible. Des discussions entre la Confédération et des représentants des autorités, de la branche de l'électricité, des organisations de consommateurs et de défense de l'environnement ont actuellement lieu. Mais il faudra encore attendre quelques années avant que le nouveau projet de loi puisse être présenté et discuté au Parlement. Un temps de carence est de toute façon recommandable.
Bien que l'on refuse de reconnaître la nécessité d'agir rapidement après l'échec de la LME, il existe un domaine où ce besoin ne peut être nié: la mise en place de la réciprocité avec l'étranger. Afin d'éviter d'éventuelles mesures de rétorsion, il est indispensable de mettre en place une réglementation en matière de commerce international et de capacité de transit sur le réseau haute tension suisse. Les milieux des grandes entreprises du réseau d'interconnexion distillent l'idée de constituer finalement quand même la société suisse de réseau de droit privé prévue par la LME. Mais la gauche exige déjà que le réseau haute tension soit nationalisé.
Toutes ces variantes de solutions n'apportent pas grand chose au secteur des arts et métiers suisses. Les PME, épine dorsale de l'économie, en sont pour leurs frais. Elles veulent améliorer leur situation sur le marché. Si cela n'est pas possible par des moyens juridiques, peut-être faudra-t-il recourir à la pression morale. Peut-être les fournisseurs d'électricité ayant du bon sens économique seront-ils disposés à ménager dans leur politique de prix certaines réductions aux entreprises ayant des besoins importants d'électricité. Mais il faudrait pour cela que l'industrie électrique ne soit pas une fois de plus surchargée d'impôts et de taxes et que, sous le nom de "tournant énergétique", elle fasse les frais d'une politique énergétique étrangère aux réalités.
C. Distorsions et confusions de la politique énergétique suisse
Alors que le système énergétique suisse, mis à part les déficits mentionnés auxquels il faut remédier, apparaît comme relativement solide, l'avalanche d'initiatives populaires et d'interventions parlementaires dont il fait l'objet, ainsi que la demande croissante de solutions alternatives, donnent à croire qu'il est mal en point. En définitive, ces interventions parlementaires auraient plutôt tendance à bouleverser l'équilibre souhaité, dans le sens du développement durable, entre économie, écologie et préoccupations sociales, et à semer le trouble.
Les orientations suivantes menacent d'ébranler les bases éprouvées de ce système:
- "L'écologisation" et la fiscalisation
- L'opposition au nucléaire
- Les dissensions dans la politique réglementaire
Ces trois tendances vont être illustrées par des exemples.
1. L'écologisation: le "forcing" sur les énergies renouvelables
Les groupes intéressés et surtout les médias ne tarissent pas d'éloges sur les énergies renouvelables (solaire, éolien, géothermie, biomasse, valorisation des déchets, etc.) et exigent qu'on leur apporte un soutien massif. Comme les énergies traditionnelles - pétrole, charbon, gaz naturel et uranium - sont toutes à leur manière une charge pour l'environnement, on cherche le salut dans les énergies renouvelables. Il est un fait qu'elles contribuent à la protection de l'environnement. Elles doivent être encouragées et faire l'objet de recherches, mais pas d'une admiration béate. L'écologie, oui, "l'écologisation", non! La diffusion massive de sources d'énergies alternatives suppose automatiquement la perception d'impôts sur l'énergie et de taxes ciblées pour alimenter une abondante politique de subvention. Le pendant de l'écologisation est la fiscalisation.
Encourager les énergies alternatives et renouvelables n'est pas un sacrilège. Il faut leur donner une chance. Elles sont tout à fait en mesure de trouver progressivement leur place dans l'approvisionnement énergétique national et international. Tout le monde est pour le soleil, le vent et le biogaz. Il est légitime de s'engager dans ce sens. Ce qui dérange, c'est cette volonté de représentation exclusive et de monopole des énergies renouvelables, seules susceptibles de créer un monde parfait. Il faut accepter une chose: les énergies renouvelables peuvent et doivent compléter les énergies traditionnelles, mais elles représentent des solutions supplémentaires, pas des alternatives. Elles ne pourront se faire une place au soleil qu'avec un généreux soutien financier. Dans le débat international sur l'énergie, on considère que les sources d'énergie non rentables - et tel est en grande partie le cas des énergies renouvelables -doivent certes recevoir des aides au départ, c'est-à-dire qu'il faut leur garantir des subventions pendant une période de temps limitée, afin de faciliter leur entrée sur le marché, mais qu'il n'est pas possible de les subventionner systématiquement pendant des dizaines d'années.
La votation sur l'énergie du 24 septembre 2000 a montré que le choix des renouvelables nécessitait d'énormes subventions. Toutes les propositions ont été refusées. Leur acceptation aurait signifié qu'un soutien financier substantiel aurait été accordé à l'énergie solaire (initiative solaire) pendant 25 ans, et comme contre-projet du Parlement aux énergies renouvelables, aux centrales hydrauliques et à l'utilisation rationnelle de l'énergie pendant 10 à 15 ans (loi sur la taxe d'encouragement). Dans le premier cas, les subventions annuelles se seraient montées à 400 millions de francs, dans le deuxième, elles auraient atteint 450 millions, dont un quart aurait été réservé à l'énergie solaire. L'acceptation de ce projet aurait introduit une fiscalisation dont la politique énergétique avait été jusqu'ici épargnée, et une économie de subvention à grande échelle aurait été mise en place-tout cela aux dépens du consommateur. Le souverain a montré qu'il avait le sens des réalités. La Suisse a d'énormes besoins de financement dans les domaines sanitaire, social et des infrastructures. Il est légitime de se demander si, dans le contexte actuel, "l'écologisation" forcée du système énergétique, au prix de plusieurs milliards d'investissements, est vraiment une mesure politique prioritaire en Suisse
Ce genre de réflexions n'a apparemment pas effleuré l'esprit de la gauche écologiste. Le non populaire du 24 septembre 2000 leur aurait sinon passé le goût des subventions. Mais c'est le contraire qui s'est passé. Ce qu'on ne peut pas faire passer par les urnes, on essaie l'amener de manière détournée. Au cours de la discussion parlementaire actuelle sur la loi sur l'énergie nucléaire (LENu), des propositions visant un financement supplémentaire massif des énergies renouvelables ont été déposées. Il a été question de mettre en place une "loi sur la connexion au réseau" d'une durée de vingt ans pour l'électricité issue de la biomasse, de la géothermie, de l'énergie solaire et de l'éolien indigènes, loi orientée en fonction du "prix de revient", comme cela était formulé dans la proposition. Cela aurait signifié une charge supplémentaire de 130 millions de francs par an. Heureusement, le Conseil des Etats n'est même pas entré en matière sur cette proposition.
Mais même la proposition, toujours en cours d'évaluation, d'une taxe d'incitation à la charge de l'électricité d'origine nucléaire, taxe qui se monterait à 0,3 centime/kWh pendant 10, éventuellement 20 ans et servirait à financer les énergies renouvelables, aurait nécessité une augmentation des subventions de près de 70 millions de francs. Remettre cette frénésie de subvention sur le tapis si peu de temps après le refus du peuple relève d'une conception assez douteuse de la politique de l'Etat. On se sert abusivement de la loi sur l'énergie nucléaire pour introduire des propositions qui n'ont pas pu obtenir la majorité aux urnes. Et pourtant, on ne peut pas dire que l'encouragement des énergies renouvelables soit négligé dans notre pays. Le programme Suisse Energie (55 millions de francs), d'autres mesures de la Confédération et les rétributions volontaires de l'industrie électrique pour les coûts de production du courant injecté dans le réseau apportent un soutien financier considérable à la politique alternative. Une statistique de l'AIE montre qu'en matière de dépenses publiques par personne pour les énergies renouvelables, la Suisse se situe dans le peloton de tête des 26 pays membres de l'AIE et n'est surpassée en Europe que par le Danemark, la Suède et l'Allemagne.
Mais encourager les énergies renouvelables ne saurait dire qu'il n'existe pas d'autres sources d'énergie. Le reste du monde ne mise pas non plus que sur les énergies renouvelables. Cela serait absurde, étant donné le besoin insatiable d'énergie dans le monde et le fait que 1,5 milliard de personnes en sont privées. On a besoin ici de toutes les sources d'énergie disponibles qui soient "propres", d'exploitation fiable, modernes, efficaces, abordables et respectueuses de l'environnement, des énergies renouvelables donc aussi, mais pas seulement de ces dernières. Lors du Sommet de la Terre qui a eu lieu récemment à Johannesbourg, 190 délégations gouvernementales se sont mises d'accord sur la formule suivante (art. 19e des "Plans of Implementation"):
"Diversify energy supply by developing advanced, cleaner, more efficient, affordable and costeffective energy technologies, including fossil fuel technologies and renewable energy technologies, hydro included, and their transfer to developing countries..."
Ce texte autorise toutes les sources d'énergie, y compris les combustibles fossiles et les sources renouvelables, pourvu qu'elles remplissent les critères énumérés. Ce texte n'exclut pas l'énergie nucléaire.
De même, le Conseil mondial de l'énergie (World Energy Council ou WEC, organisation basée à Londres), tient des propos similaires dans sa dernière prise de position:
"WEC believes renewables must be able to find their own full cost position in the energy mix and should not be subsidized in industrialized countries.... Shielding renewables from compétition can hâve a completely opposite effect. Removing compétitive pressure can slow down further development".
Dans le contexte du débat actuel sur l'abandon du nucléaire, on préconise l'usage de l'énergie solaire, et surtout de l'énergie éolienne, pour remplacer le nucléaire. La production d'électricité photovoltaïque demeure sensiblement plus chère et nécessite de grandes superficies. Ces derniers temps, même les partisans des initiatives d'abandon du nucléaire la défendent avec moins d'ardeur. Maintenant, c'est l'énergie éolienne que l'on annonce à grands renforts de fanfare comme étant la panacée. Selon l'Office fédéral de l'énergie (OFEN), l'énergie éolienne pourrait, d'ici 2010, année préconisée pour l'arrêt des centrales nucléaires dans notre pays, couvrir au maximum 0,2% des besoins en électricité, les exploitants des centrales éoliennes espèrent pour leur part que leur contribution sera de 0,1 à 0,2% supérieure. L'arrêt des centrales nucléaires suisses nous priverait de 40% de notre électricité et de 25 milliards de kWh de production annuelle. Il serait donc utile de prévoir des réserves suffisantes.
S'ajoute à cela le fait que le soleil et le vent ne fournissent pas de l'énergie en bande comme les centrales nucléaires, car leur disponibilité annuelle est limitée. L'énergie solaire a une disponibilité de 10%, l'énergie éolienne à l'intérieur de nos frontières de 12%, sur les côtes marines de 20%. Sans vent, pas d'électricité éolienne. S'il s'agissait de remplacer la capacité de 3200 MW de nos centrales nucléaires par de l'électricité issue d'éoliennes offshore en mer du Nord, il faudrait créer à cet endroit des fermes éoliennes d'une capacité approximative cinq fois supérieure, c'est-à-dire d'environ 15000 MW. Cela correspond presque à ce que l'Allemagne envisage de mettre en place pour ses propres besoins. L'énergie produite devrait être acheminée à travers toute l'Allemagne par des lignes de transport qui n'existent pas encore. Il est peu vraisemblable que la construction de ce type d'installation au nord de l'Allemagne soit confiée à des entreprises suisses. Quel que soit le point de vue duquel on se place, le remplacement des centrales nucléaires suisses par des éoliennes est de l'ordre de la fiction.
2. L'opposition au nucléaire
Un autre phénomène qui provoque des inquiétudes et des dissensions dans la politique énergétique est l'opposition au nucléaire. Après que le peuple ait refusé par trois fois l'abandon du nucléaire, aura lieu ce 18 mai le quatrième tour de votation sur deux nouvelles initiatives populaires. La première demande l'arrêt dans un court délai de nos centrales nucléaires, dont le fonctionnement n'a jusqu'ici jamais laissé à désirer, et l'autre, sous le nom trompeur de "Moratoire-plus", entend mettre en oeuvre l'abandon du nucléaire par la porte arrière. Le nombre croissant de ce type de campagne confine le débat politique à un combat dans l'arène qui opposerait réalité et fiction. Cela contribue à pérenniser la polarisation de la politique énergétique.
Les considérations suivantes constituent un bref rappel des raisons toujours valables pour lesquelles le refus de ces initiatives est dans l'intérêt du pays:
L'approvisionnement en électricité repose en Suisse sur une combinaison qui a fait ses preuves, à savoir 60% d'énergie hydraulique et 40% d'énergie nucléaire. Cette formule magique éprouvée garantit un haut degré de sécurité dans l'approvisionnement et un mix électrique économiquement optimal. Les centrales nucléaires et les centrales hydrauliques au fil de l'eau livrent de l'énergie en continu, et les grandes centrales à accumulation des Alpes permettent de faire face aux pointes de consommation.
Les centrales hydrauliques permettent d'exploiter la seule matière première suisse et de donner vie aux régions de montagne, l'énergie nucléaire de couvrir les besoins de base et d'assurer le service public. Une remise en question de la formule magique 60:40 ébranlerait les bases de notre système d'approvisionnement énergétique.
Le mix électrique suisse est exempt de gaz substances nocives et de gaz et à effet de serre (CO2). A l'ère de la politique climatique et de la décarbonisation, il serait grotesque de démanteler, par la fermeture des cinq centrales nucléaires suisses, une structure de production si respectueuse du climat. Fermer les centrales nucléaires, c'est ouvrir les robinets des oléoducs et des gazoducs.
L'énergie nucléaire n'est pas sans danger. La radioactivité est épineuse et Tchernobyl a imprimé sa marque dans notre vision de l'approvisionnement énergétique. Mais Beznau, Mühleberg, Gösgen et Leibstadt ne sont pas Tchernobyl. Cela est cent fois prouvé. La sûreté des centrales nucléaires est l'une des préoccupations majeures de notre pays. De même, la gestion des déchets nucléaires, un thème qui met mal à l'aise, peut être maîtrisée. Bon nombre de pays ont déjà trouv é des solutions politiquement et socialement acceptables à ce problème.
Le débat sur l'énergie est visiblement dominé par la peur. Mais la raison y a aussi sa place! Avant d'abandonner le nucléaire, il est impératif d'évaluer sans préjugés les conséquences d'un tel refus et d'y trouver des alternatives viables.
On propose de remplacer le nucléaire par les énergies solaire et éolienne, dont on dit beaucoup de bien. Pour des raisons quantitatives et qualitatives, ces alternatives ne sont pas en mesure de compenser la défection des centrales nucléaires. Avant de se dégager de l'énergie nucléaire, il faut trouver de véritables alternatives, pas des attrapes, sinon l'abandon du nucléaire sera un saut dans le vide. Avant de quitter le navire, assurons-nous qu'il est bien arrivé au port!
Economiser de l'électricité ne nous mènera pas loin non plus. Il faudrait une rigoureuse intervention des autorités pour réduire la consommation d'électricité de 40%. Plutôt 1000 mégawatt nucléaires que 1000 nouveaux décrets. S'ajoute à cela le fait que réduire la consommation de l'électricité qui, avec la modernisation et l'automatisation, est au cœur de la croissance du produit social brut, aurait pour effet de bloquer cette croissance.
Un abandon unilatéral du nucléaire aurait des répercussions importantes sur l'économie suisse. Abandonner le nucléaire serait une prouesse inutile qui affaiblirait notre potentiel économique sans augmenter notre sûreté. En effet, tout autour de la Suisse, à plus de 2000 kilomètres à la ronde, quelque 200 centrales nucléaires sont toujours en fonctionnement. Les risques de l'énergie nucléaire sont sans frontières. La solution du problème nucléaire ne peut pas consister à arrêter toutes les centrales d'un pays tout en les laissant en activité dans les autres. Soit tout le monde abandonne le nucléaire, soit personne ne le fait et, dans le cadre d'une coopération internationale, on augmente au plus haut niveau la sûreté des installations.
Le démantèlement des centrales nucléaires aurait également des répercussions financières de taille qui n'épargneraient pas la Suisse. Il équivaudrait à une destruction de capital. Des biens matériels seraient inemployés. Les exploitants seraient obligés d'amortir des sommes faramineuses et de payer l'énergie de remplacement, tant qu'il y en aurait. Les grands perdants seraient les consommateurs. L'abandon du nucléaire passerait directement par leur porte-monnaie.
En bref, on peut dire que le démantèlement des centrales nucléaires de notre pays serait absurde du point de vue de la politique énergétique, écologiquement discutable, financièrement dévastateur et économiquement irresponsable. L'abandon du nucléaire mène sur une fausse route.
3. Le rôle de l'Etat ou l'antinomie entre secteur public et secteur privé
Il existe d'autres forces qui font obstacle au consensus en politique énergétique, à savoir l'opposition entre Etat et économie, économie de marché et économie planifiée, libéralisme et interventionnisme.
Revenons à loi sur le marché de l'électricité (LME) et à son échec. La rivalité entre secteur public et secteur privé, entre autres, a activement contribué à sa perte. Alors que dans les années 90, le mot d'ordre était la prédominance de l'économie sur l'Etat, la dynamique semble s'être inversée ces dernières années. Le nombre croissant de débâcles d'entreprises, l'échec des managers et les escroqueries de haut vol ont discrédité l'économie, qui a dû céder sa place au 1er rang. Et comme la campagne de la LME n'a pas réussi à convaincre de la différence entre libéralisation et privatisation, le public a refusé l'idée de confier l'approvisionnement électrique au secteur privé. La présidente du PS, Christiane Brunner, a résumé la position des "Nein-Sager" en une phrase: "L'approvisionnement électrique doit rester entre les mains de l'Etat." Il est actuellement entre les mains des cantons et des communes. Il n'a jamais été question de le retirer des mains des cantons, qui sont les véritables propriétaires des entreprises d'électricité. En outre, la devise de Mme Brunner de conservation de la propriété de l'Etat apparaît quelque peu affectée si l'on songe que le pétrole, qui couvre 60% de la consommation, est non seulement entre des mains privées, mais qui plus est étrangères. Mais l'hostilité à l'égard de l'économie est grande, si grande que certains tenants du mouvement alternatif zurichois demandent même que les accords de réductions de tarifs passés entre la EWZ et des entreprises à forte consommation d'énergie soient annulés: un nivellement par le bas sur toute la ligne.
Mais si une LME, qui avait été élue entre toutes pour assister l'économie, est brusquement refusée parce qu'on veut retirer l'électricité des mains des incapables de l'économie, alors cette même économie doit se lever comme un seul homme et refuser d'être mise dans le même panier que les incapables en question. La grande majorité des entreprises, de l'industrie et des PME suisses est gérée de manière honnête et efficace. Ce sont les grands qui ont échoué, pas les petits. Les PME sont du bois dont est faite la Suisse et elles n'ont aucune honte à avoir. Lors des débats sur la LME, ce sont justement les représentants de l'industrie et des PME qui auraient dû se faire les défenseurs de cette loi. Or une grande partie des PME est restée en marge du débat public. Voilà la leçon à tirer du fiasco de la LME: si l'on veut conserver un approvisionnement énergétique performant et solide, les PME et l'industrie doivent participer au débat sur l'énergie, se profiler lors des campagnes, elles doivent se montrer plus combatives. Celui qui n'agit pas, on agit à sa place. Celui qui arrive trop tard est puni par l'Histoire.
Source
Dr. Michael Kohn, Zurich